Chapitre II
Banlieue de Longster, 10h08. 12 Novembre.
Jack redescendit dans les profondeurs de son domaine. Il allait
tous les jours voir ce que le monde extérieur avait pour lui.
Même si, au fil du temps, tout avait bien changé. Seuls
quelques irréductibles continuaient de venir. A part pour
Halloween où cette maison restait le quartier général des
gamins. Il s'allongea sur son matelas éventré et laissa son
esprit vagabonder. C'était le même rituel chaque matin. Sa
façon à lui de vivre. Il sentit la fatigue le gagner, toujours
suivie de cette impression qu'il n'était pas seul. Puis le bruit
dérangeant de crissement de pneu, qui annonçait le raidissement
de son corps. Il fit une vague tentative - infructueuse - pour
bouger la tête, afin de vérifier le bon fonctionnement du
processus, et la seconde d'après, se retrouva au-dessus de la
végétation insalubre entourant la maison. Il ne se lassait pas
de voir que, dans ce monde astral, les couleurs étaient toujours
plus rayonnantes qu'en réalité. Même ici, l'herbe terne, le
bois mort, et les vieux potirons délaissés à l'entrée,
étaient brillants.
Une pensée le propulsa en centre ville, où il s'éleva de
façon à dominer les rues. Où allait-il trouver sa nouvelle
victime?
L'indécision l'avait emmené très haut dans le ciel, lorsqu'un
détail attira son attention...
Irving Symon recevait de la visite. Cela méritait qu'il s'y
attarde. Il avait eu la maladresse d'effrayer la créature avec
ces plaquettes décorée, et maintenant avait du mal à la
coincer... Deux inconnus sortirent d'une Ford rose, qui, d'où il
était, avait l'air encore plus rayonnante. Chose étonnante,
l'aura de ces personnes étaient d'un bleu limpide, d'une pureté
jurant avec celles, vaseuses, des hommes de Symon. Trois d'entre
eux se trouvaient justement là, chargés de les accueillir et de
les fouiller. Ce qui occasionna un incident entre la femme, dont
l'aura vira au pourpre, et l'un des escrocs qui, lui, tourna au
jaune sale.
- Non mais ça ne va pas!? s'exclama-t-elle.
- Ca suffit! lança Weston du haut de ses escaliers, laissez les
tranquilles.
Alors que les vigiles s'éloignaient calmement dans la pelouse
qui bordait le chemin, Symon fit signe aux visiteurs d'avancer.
Jack précéda ce beau monde dans l'antre de Symon, dont l'aura
reflétait tous les méfaits. Un véritable guide touristique de
la criminalité...
Il choisit de se placer sur la télé. Obnubilé par la
fraîcheur des inconnus.
- Je suis désolé pour cet incident Mlle... Scully, lut Symon
sur sa carte. Vous auriez dû me prévenir de votre arrivée.
J'aurais pris d'autres dispositions. Mais par les temps qui
courent...
- Nous sommes justement là pour ça, coupa Mulder, découvrant
le salon de leur hôte, d'une blancheur absolue, maladive. Les
seules tâches de couleur se trouvaient dans la plante verte
près de la fenêtre et l'aquarelle très pâle du Mont Hann en
Australie, sur le mur opposé, un des lieux sacrés aborigène
les plus connu.
Assis dans son fauteuil, Symon, en impeccable costume blanc, se
fondait dans son milieu. Alors que lui, en bleu marine et Scully,
en marron foncé, faisaient plutôt décoratifs. Deux tâches de
suspicion dans le living...
- Quelle est votre approche sur cette affaire? demanda Symon.
J'ai lu un article sur vous... laissa-t-il entendre. Croyez-vous
qu'il puisse s'agir d'un phénomène paranormal?
Il était trop matérialiste pour y croire. Mais les méfaits
qu'il avait commis en Australie, pays de légendes Aborigènes,
commençaient à le faire raisonner bizarrement...
Dana serra les mâchoires. Même dans des circonstances normales
elle détestait les gens qui adoptaient d'emblée les thèses de
Mulder.
- Sans fil conducteur, déplora Mulder, il nous est difficile
d'étayer la moindre hypothèse.
Le bleu de son aura se fit plus intense...
- Nous avons ici une liste de personnes qui ont potentiellement
disparu, ajouta Scully, sortant une feuille de sa poche. Nous
aimerions avoir des détails sur leurs vies, les endroits
qu'elles fréquentaient, leurs amis
- Je connais cette liste, dit Symon, refusant de prendre la page.
La plupart de ces hommes travaillaient pour moi.
- Dans quel secteur d'activité? demanda-t-elle.
- Les affaires.
- Lesquelles?
- Les miennes, le défia Symon. Mais il m'est difficile de vous
renseigner sur leurs vies privées. Je ne les espionnais pas
voyez vous. Je sais cependant que Jamielson a été vu pour la
dernière fois à mon club, le Blue Jelly Fish, en compagnie de
Geelong, l'un des employés.
- Nous avons déjà interrogé cette personne, intervint Mulder.
Lui non plus ne sait pas grand chose.
- Il était pourtant ami avec tous les disparus. Voilà un fil (
flic, faillit-il dire ) conducteur. Peut-être qu'il suffirait de
le mettre à l'abri un moment pour que cette sauvagerie prenne
fin?
- Les choses ne sont pas si faciles, Mr Symon, expliqua Mulder.
Nous n'avons aucune charge contre lui.
- Allons bon. Vous êtes du FBI, vous pouvez...
Déçu par la tournure de la conversation et lassé du jaune
fielleux de Symon, Jack préféra s'envoler vers d'autres cieux.
Ecouter ses discussions était une pure perte de temps. Le
moindre son qu'il émettait était assorti d'un mensonge...
Le FBI, lui, était beaucoup plus intéressant. Jack dû se
concentrer sur une destination pour ne pas quitter l'atmosphère.
Un Terrien qui s'intéressait authentiquement aux
extra-terrestres. D'une façon si viscérale, si honnête...
Scully quitta la charmante demeure du Sieur Symon avec grand
plaisir. Non seulement sa richesse et son arrogance étaient
écoeurantes, mais en plus elle avait été humiliée. N'ayant pu
réellement protester face à leur comité d'accueil, elle avait
insisté pour prendre le volant. Dans l'espoir que cela lui calme
les nerfs.
- Qu'y a-t-il? demanda Mulder au bout d'un moment.
- J'étais seulement en train de penser que la vie serait
beaucoup plus agréable si les hommes étaient moins grossiers...
- Oui, il y a de meilleures façons de commencer la journée,
mais ce ne sont que de pauvres types, Dana. Je parie qu'ils se
retrouveront en prison avant que tu n'aies oublié cet
incident...
- C'est tout ce que tu as trouvé pour me remonter le moral? Un
pseudo discours sociologique faisant des repris de justice de
pauvres créatures à qui il faut tout pardonner?!
- Euh, non, ça n'allait pas jusque là, fit Mulder désolé
d'avoir pris la parole.
Scully repensa à Symon. Sa maison d'un blanc lugubre, sa
supériorité... Il était aussi froid que ses murs, et sa
fixation sur Geelong le rendait encore plus antipathique. En fait
si ce n'étaient ses hommes qui disparaissent, il aurait fait un
très bon suspect. Sa rêverie fut interrompue par le portable de
son collègue.
- Weston a reçu les premiers résultats du labo, expliqua-t-il.
Les cheveux trouvés chez Jamielson sont de types caucasiens,
blonds, raides. Aucun troubles sérieux détectés, mais ils sont
imbibés d'une substance capillaire inconnue ici.
- Pitié, ne mets pas les extraterrestres dans cette histoire...,
murmura Scully.
- Je parlais commercialement. Un produit qui n'est pas importé
chez nous. Un truc australien. Philip Geelong, ça sonne
australien, non?
- Géographiquement, oui. Mais moi j'opterais plus pour Symon...
Mulder écouta quelque chose au téléphone.
- Il y a cependant un point étrange, ajouta-t-il, les sourcils
froncés. Il s'agit de cheveux sans bulbes, coupés deux bonnes
semaines avant que la police ne les trouvent. Hors à cette
époque Jamielson était encore parmi nous.
- Les auraient-on placé là pour qu'on tombe dessus...? insinua
Dana avec complaisance.
Centre ville, 16h00.
Mulder se gara, et vérifia que personne ne le suivait. En
déjeunant avec Scully, il s'était vite aperçu que Korda les
espionnait à quelques tables, et il ne tenait pas à l'avoir
dans les pattes. Surtout depuis qu'il s'était aperçu que ce
gros tas avait écrit un article calomnieux sur eux. Un cassage
de gueule risquait d'être le seul fruit d'une nouvelle entrevue.
Il claqua sa portière, et se dirigea prudemment vers le n° 161.
Avec ce sol gelé, il devenait difficile de se déplacer. Il
examina le bâtiment de briques rouges où il devait se rendre.
De par sa vétusté, il ne payait pas de mine, mais, situé en
plein centre ville, le loyer devait être conséquent. De toute
façon, depuis ce matin, il n'entrait que dans des quartiers
cossus. Où il avait trouvé à plusieurs reprises des cheveux
blancs, toujours éparpillés quelque part dans les salons, a
croire que le petit Poucet avait changé de méthode...
- Bonjour, fit un piéton en le dépassant.
- Bonjour, répondit-il sans conviction. Sur le coup il n'avait
pas reconnu le type, mais le voir de profil, quelques mètres
plus loin, ranger des courses dans une vieille Volvo vert pâle,
réveilla ses souvenirs : Geelong.
Cédant à une impulsion, Mulder oublia le n°161 et retourna
dans sa voiture. Il était trop tôt pour que leur seul et unique
suspect aille au BJF, et le suivre pourrait s'avérer
intéressant. Le 161, lui, pouvait attendre. Il ne changerait pas
d'ici son retour. Surtout si, comme certains des autres
appartements de la liste, il avait déjà été reloué.
Undermountain, Californie.
Protégé par de larges lunettes noires, Jack regarda le ciel.
Satisfait que le soleil lui ai fait la grâce d'être voilé.
C'était toujours aussi bizarre de se sentir loin de chez soi,
dans un milieu différent... Il se dirigea vers le saloon, se
revoyant le soir du drame. Ils étaient tous les trois au bord
d'un champ, lui, sa femme, et un autre biologiste, à relever des
échantillons indigènes, dans l'espoir d'apporter à leur
gouvernement des découvertes scientifiques ou médicales.
Lorsqu'une fusillade entre bandes rivales avait éclaté, amenant
un véhicule à déraper vers eux. En quelques secondes il avait
tout perdu, son épouse, et sa raison de vivre. Le début d'une
longue agonie...
Il s'assit sur le cercueil encore vide de Flagg, l'esprit
embrumé par les souvenirs.
Après quelques semaines d'apathie, seul survivant, il avait tout
de même repris son travail de fourmi, hanté par le seul visage
humain qu'il ait vu ce soir là. Il y a des gens qu'on ne devrait
jamais rencontrer... comme on disait chez lui.
Il était arrivé sur cette planète, qu'il chérissait tant,
trois ans plus tôt, et l'espoir d'être relevé dans quelques
mois par une autre équipe l'avait motivé.
Mais personne ne l'avait jamais contacté. Peut-être que cela
avait achevé de détruire son équilibre. Il se le demandait
parfois. Mais pour survivre en milieu hostile, il n'avait trouvé
qu'une issue : la vengeance. Il s'était plongé dans les
anciennes traditions, du temps où son peuple, divisé en clans,
se déchirait pour la moindre offense. Cela l'avait aidé à
oublier sa situation et même le passage du temps...
Les gémissements de Flagg, ligoté sur le sol, le sortirent
de son cauchemar.
Jack, sourit, conscient d'afficher un peu de sa folie. Mais
qu'importe. Le principal était d'alléger sa souffrance.
- Bienvenue en enfer, dit-il avec son accent particulier,
reprenant un concept qui, à sa connaissance, existait partout
dans l'univers. Vous êtes l'heureux gagnant d'un séjour au
soleil, tous frais payés.
Dix minutes plus tard, Jack, assis sur un cercueil qui avait
trouvé son occupant, lisait à haute voix la dernière édition
du Longster Gazette, trouvé un peu plus tôt dans une poubelle.
Deux Citrouilles A Longster. Le FBI monte chez nous et donnera
probablement une nouvelle tournure au mystère qui frappe notre
ville. Puisque, parallèlement au mépris des grandes métropoles
envers le Nord, Washington nous a envoyé deux «spécialistes»
des phénomènes paranormaux. La perspective que l'argent de nos
impôts puisse aider ces agents à trouver chez nous quelques
sorcières égarées, ou fantômes en rupture de bail, nous
émeut...
Jack repensa à Fox Mulder. Peut-être avait-il déjà rencontré
des gens de sa race? Il faudrait qu'il trouve un moyen d'aborder
l'humain. Mais d'abord, Symon, seule sa mort lui rendrait sa
liberté...
Le paysage était beau, pourtant, à l'inverse de ce que
proclamait une chanson, le ciel de Californie n'avait rien de
sexy. Ni pour lui, ni pour ce cher Mr Flagg...
Banlieue de Longster. 16h20.
Pour ne pas se faire remarquer, Mulder s'était garé à l'abri
d'un petit bosquet et observait de loin la maison, apparemment
abandonnée, où Geelong était allé. Il était impatient de la
visiter à son tour, mais l'Australien prenait son temps. Ce qui
lui avait permis de se renseigner auprès de Weston sur
l'endroit.
Scully allait adorer. L'inspecteur lui avait expliqué qu'au fil
des années cette ville avait développé sa propre légende au
sujet d'Halloween : l'homme à la citrouille, surnommé, ici
aussi, Jack, avait sa propre maison et réalisait les voeux de
ceux qui lui faisaient des offrandes raisonnables.
Culte qui était surtout populaire chez les enfants. Il imaginait
déjà sa partenaire contester que des légendes elle aussi
pouvait en raconter, mais qu'ils étaient ici pour enquêter.
Raison pour laquelle il ne parlerait de tout ceci que s'il
découvrait du nouveau.
Mulder s'approcha de la maison en se mordillant les lèvres.
La grille d'entrée, rouillée, était entrouverte. Il dut la
pousser pour passer et provoqua un grincement amplifié par le
silence qui régnait jusqu'alors. Au delà, les mauvaises herbes
avaient investi les lieux, mais le chemin d'accès se devinait
encore.
Mulder observa la façade : érosion des murs, volets rouges
fermés, de guingois. Cette maison devait être abandonnée
depuis une éternité. Ou habitée par Jack depuis des lustres,
se reprit-il. Il espérait même le trouver chez lui. En tout
cas, les vieux potirons abandonnés sur le rebord des fenêtres
attestaient d'une récente célébration d'Halloween.
Il passa la porte. Au premier abord, tout n'était que poussière
et débris. Sa torche éclaira des fauteuils retournés,
éventrés, des morceaux de verres. Un escalier démuni de
rambarde, menant au premier. Plusieurs traces de pas indiquaient
que cet endroit était plus populaire que ne le pensait Weston.
Des tas d'objets s'entassaient sous les fenêtres fermées. Des
victuailles défraîchies, un vieux chapeau mou, une peluche
géante, des médailles... Il y avait même des notes : des
enfants voulant retrouver des animaux familiers, se débarrasser
d'un voisin... Vraiment des histoires de gosses.
En regardant tout cela de plus près, Mulder trouva une enveloppe
plus blanche que les autres, garnie de billets. Une personne
cherchait des renseignements sur Jamielson, tiens donc...
L'agent sortit son carnet pour griffonner une question, qu'il
glissa dans une enveloppe, où il mit la même somme : 33
dollars.
Puis il se dirigea vers l'escalier, dont les empreintes étaient
trop grandes pour être celles d'enfants.
Le premier étage arborait la même vision apocalyptique qu'en
bas. Il s'arrêta au milieu du couloir. Un bruit métallique
venait de résonner. Jack qui avait fait tomber ses clefs? Il
ouvrit la porte du fond, d'où le bruit était venu.
A l'intérieur, sa torche éclaira une forme allongée sur le
sol, roulée dans une couverture. Un craquement le fit se
retourner, et il reçut un coup en pleine figure. Son corps
s'étala dans la poussière. La torche, roula, éclairant sur un
mètre tout ce qui se trouvait sur le plancher. Une Doc Martens
qui avait bien vécu finit par l'arrêter.
- Lumière, mec! se plaignit l'homme au sol. Le mec en question
ramassa la torche et la pointa sur Mulder, inconscient.
- On a du beau monde, Ernie, dit-il. Ernie sortit de sa
couverture.
- Costard cravate! s'exclama-t-il.
Il s'accroupit pour s'emparer de cette dernière. Le faisceau
lumineux révéla des doigts jaunis par la nicotine, et le
tatouage fait main d'une toile d'araignée.
- Tailleur à domicile! continua-t-il. Je m'en voudrais de
laisser passer une occasion pareille. Dommage qu'il ait des
pompes de merde!
Hôtel Jefferson, 18h00.
Scully poussa la porte de l'hôtel avec l'impression d'avoir
piétiné toute la journée. Elle avait commencé par une
déception. Geelong avait un parcours banal : quelques
arrestations mineures, récentes, qui le rangeait dans la
catégorie du menu fretin. A laquelle n'appartenait
définitivement pas Symon. Dans les fichiers de la police, et
même du FBI depuis les années 50, il avait passé quinze ans en
prison pour meurtres. Cela ne devait pas être difficile de
trouver quelqu'un qui lui en veuille...
Puis elle avait tenté de retracer la vie des disparus, leurs
habitudes, leurs relations. Chose peu aisée, puisque la seule
personne qui aurait pu les aider, Symon, s'était montrée très
peu coopérative. Même les quelques truands qu'elle avait
contactés l'avaient envoyée balader.
Mais Mulder avait raison, le casier judiciaire des victimes -
tous des hommes - étaient de moins en moins rempli. Il était
vrai que Longster n'étant pas une grande agglomération, le
nombre de ses grands criminels s'en trouvait réduit. Surtout
maintenant. En fait, si le responsable de tout ceci s'était
installé à New York, il serait passé inaperçu...
La seule chose concrète qu'elle rapportait concernait ces
Shurigas trouvés chez les deux premiers disparus. Ils étaient
gravés sur de la pierre, alors qu'en Australie les Aborigènes
préféraient le bois...
En entrant dans le couloir conduisant à leurs chambres, Dana
haussa un sourcil réprobateur - un palliatif à son envie de
soupirer. Aucune lumière ne filtrait de la porte de Mulder ; il
n'était pas encore rentré. Il exagérait. Ils avaient déjeuné
ensemble, mais elle ne l'avait pas revu depuis.
Assise sur son lit, elle délaça une chaussure en composant
le numéro de Mulder. A rester toute la journée dans une pièce
surchauffée, ses pieds, confinés dans des snow-boots, étaient
sur le point de rendre l'âme.
- Allez, décroche!, s'impatienta-t-elle.
Mais son appel resta sans suite.
Elle se rendit en chaussettes dans le couloir et frappa à la
porte de son collègue. Personne. Voulant s'assurer qu'il n'avait
pas laissé de mot, elle crocheta la serrure.
Rien.
Dana jura. Elle détestait que Mulder ne la mette pas au courant
de ses faits et gestes. Elle pensa tout de suite au Blue Jelly
Fish, mais une femme lui répondit que le club n'était pas
encore ouvert. Scully fit de son mieux pour éviter de penser aux
mots disparition subite et appela Weston. Si le pire était
arrivé, une Ford rose comme la leur devait être facile à
localiser.
30 Charlotte Street. 18h35.>
Un bruit fit sursauter Geelong. Il somnolait devant la télé.
Une émission touristique sur la Floride, remarqua-t-il en
bâillant. Un coup d'oeil à l'horloge murale lui rappela son
service au BJF. Boulot de merde, pensa-t-il.
Lorsqu'on l'avait envoyé ici, il n'aurait jamais imaginé devoir
faire tout ce cirque. Ni que cela sentirait autant le roussi.
Il se dirigea vers le réfrigérateur et examina le contenu. Il
avait soif, mais toutes ces bouteilles entamées ne l'inspiraient
pas. Avec le rôle qu'il devait tenir, il avait l'impression que
même ce frigo n'était pas le sien. Autant se faire du café, se
réveiller un peu, pour ne pas avoir l'air d'un mort vivant ce
soir...
Il sortait une tasse délicatement ornée d'un kangourou
lorsqu'un coup sur la nuque lui fit perdre l'équilibre. Il se
brûla la main à la gazinière et se ramassa sur le parquet. Une
arme enfoncé dans la nuque, et le genou de son agresseur planté
dans le dos, l'empêchèrent de se redresser.
- Un télégramme de Mr Symon, fit une voix féminine. Vous êtes
viré. Stop. Quittez la ville ce soir. Stop. Où vous
disparaîtrez également. Stop.
Pour plus d'effet, Brenda Hagen cogna la tête de l'homme contre
le parquet.
- Je vous conseille d'attendre mon départ avant de battre le
moindre cil, Mr Geelong, murmura-t-elle, sinon vous ne danserez
plus...
Dana Scully bondit du taxi et sonna au n°30. Weston lui avait
parlé du coup de fil qu'il avait reçu de Mulder. De cette
stupide maison recyclée en galerie Halloween, qu'il était allé
visiter en suivant Geelong - à qui elle allait maintenant
demander des explications.
Elle ne fut pas surprise qu'on ne veuille pas lui répondre. Par
discrétion elle s'approcha de la porte de derrière, et sortit
son arme en voyant qu'elle avait été forcée.
La cuisine était sans dessus-dessous. Une tasse brisée et des
gouttes de sang maculait le sol. Elle avançait lentement vers la
pièce d'en face lorsqu'elle sentit le canon d'un gros calibre
contre sa tempe.
- Lâche ton arme ma jolie, si tu ne veux pas finir en morceaux
de choix dans la gamelle du chien, exigea Geelong d'une voix
saccadée.
- Agent Scully, dit-elle fermement, mais sans oser bouger.
Le canon s'enfonça davantage dans sa tempe, la faisant grimacer.
- Et moi je suis la reine des fées en pleine représentation,
ironisa-t-il en enlevant la protection. Tu aurais mieux fait de
ne pas t'attarder...
Dana laissa tomber son arme, qui rebondit avec un son mat sur le
tapis.
- Interrupteur à ta gauche, Agent Scully, ordonna-t-il.
Elle obéit et le canon quitta aussitôt son visage.
- Bon dieu! souffla Geelong. Que faites-vous ici?!
Scully ramassa son arme.
- J'enquête ici, vous vous rappelez? Que s'est-il passé?
L'Australien avait le visage tuméfié.
- Symon m'a envoyé une colombe pour m'avertir que j'étais
viré, lui apprit-il, se frottant le nez avec un Kleenex.
- Je peux vous examiner si vous voulez, je suis médecin.
- Légiste, oui je l'ai lu, ajouta-t-il, se laissant tomber dans
un fauteuil. Alors vous vous occuperez de moi quand je serai
mort. Dites-moi plutôt quel bon vent vous amène. Pas la voyance
j'espère?
- Mulder a disparu, commença-t-elle pour reprendre le dessus,
agacée qu'à cause de Korda, Longster riait autant d'eux que
s'ils avaient monté un chapiteau en ville.
- Et alors? fit-il, la tête ailleurs. ( Il avait envie d'un
remontant, mais n'avait que de l'alcool de kiwi, proprement
dégueulasse. ) C'est pas le bureau des objets perdus ici.
- C'est arrivé alors qu'il vous suivait dans ce que l'on appelle
la Maison de Jack.
Ce fut à son tour de se sentir stupide. Il se passa une main sur
le front. Le cauchemar continuait, les gens disparaissaient
autour de lui, réduisant de plus en plus son champ d'action...
- Vous connaissez cet endroit, n'est ce pas? continua Scully pour
le sortir de son mutisme.
- Comme tout le monde ici.
- Vous y êtes pourtant allé pour une raison particulière,
j'imagine?
Geelong ferma les yeux quelques secondes.
- Si vous voulez, je peux m'allumer un spot blanc sous le nez
pour faire plus interrogatoire. Vous n'avez pas l'air de saisir
ma position. C'est moi la victime. Harcelé par les flics, Symon,
et maintenant le FBI!
Dana, qui ne raffolait pas des Caliméros de service, détourna
le regard vers le capharnaüm de la pièce, qui donnait toute sa
saveur au mot célibataire.
- Reconnaissez-vous ceci, demanda-t-elle, montrant une photo des
Shurigas.
- Non. Je devrais?
- Il s'agit de symboles australiens.
- Et alors? s'affecta Geelong. Il avait passé ses soirées à
étudier la culture Aborigène, pouvait citer le nom de leurs
dieux, des endroits mystiques, et elle venait le narguer avec
ça!
- Ce sont des messages de mort.
- Et vous me les plantez sous le nez! s'exclama Geelong, les
repoussant pour se donner contenance.
Il avait envie de cracher le morceau, de dire que lui aussi
venait de Washington. Peter Derns, en mission spéciale, mais il
se contenta de regarder pensivement l'agent dans les yeux, comme
pour mesurer s'il pouvait se mettre de son côté. D'après ses
sources elle et Mulder enquêtaient exclusivement sur le
paranormal. Singulier, mais au moins leur but n'était pas de
saboter les missions des autres...
- Pourquoi êtes-vous allés dans cette maison? répéta Scully
d'un ton glacial, afin qu'il arrête de la fixer.
- Vous connaissez sa réputation, n'est ce pas? Dana hocha la
tête.
- Comme il est toujours trop tôt pour désespérer, j'y suis
allé dans l'espoir d'obtenir une réponse qui pourrait me sauver
la vie. Je ne savais pas que j'étais suivi.
- Vous ne savez pas grand chose...
- Malheureusement... Mais ce n'est pas à moi de trouver des
réponses.
Pour résister à la tentation d'en dire trop, Geelong se leva.
- Puisqu'on ne résoudra rien ici, je suis prêt à vous conduire
à cette vieille bicoque. Si ça peut aider à retrouver votre
collègue...
Devant l'air perplexe de l'agent, il lui tendit son arme, par le
canon.
- Tenez, ajouta-t-il, ça vous en fera deux pour me surveiller.
Je peux difficilement faire plus, hein...
Motel Jupiter Four, 19h00.
A peine la porte fermée, Brenda se défit de ses vêtements de
travail : pantalon et blouson noirs. Pas très original, mais
l'idéal pour les tâches ingrates. Convaincu que Geelong était
lié aux disparitions, Symon voulait lui mettre la pression,
l'esquinter un peu pour qu'il commette une erreur. En temps
normal, un de ses hommes se serait chargé du travail, mais ils
étaient tous devenu parano.
Elle sourit en se voyant en sous-vêtements dans le long miroir
mural, au bout du couloir. Nul doute que Mr Symon trouvait cela
jouissif de l'envoyer affronter un homme...
Enfin, il était maintenant au courant que Geelong avait reçu
son message. Elle venait de le lui apprendre par téléphone.
Cela faisait un moment qu'elle ne rencontrait plus directement
ses employeurs. Nécessaire pour se mettre à l'abri des mauvais
coups. Mais la plupart du temps, il lui suffisait de lire la
presse pour voir les visages de ses commanditaires. Et Mr Symon
n'échappait pas à la règle : un vieux monsieur pas très
grand, qui, paradoxalement, avait l'air très sympathique. Comme
elle. Elle cultivait son apparence pour ne pas refléter la
noirceur de ses actes. Ressembler à Mme tout le monde était le
meilleur moyen de se faire oublier.
Après avoir rangé ses vêtements avec soin, elle enfila une
sortie de bain en coton rose. Puis s'installa devant sa radio.
Toujours pas de nouvelle de la voiture du FBI. Mais les choses se
précisaient. La femme cherchait comme une malade après son
partenaire et était allée trouver de l'aide auprès de
l'incontournable Geelong. Voilà qui était distrayant...
Maison de Jack. 19h15.
Geelong freina brutalement devant la grille, et, pendant que
Scully s'escrimait à retirer la ceinture de sécurité - le
côté passager avait toujours été récalcitrant - il fouilla
la boîte à gants pour trouver une torche.
Munie de sa propre lampe, Scully balaya frénétiquement chaque
recoin de l'entrée, non sans redouter de découvrir quelque
chose de déplaisant. Elle tomba rapidement sur les présents
faits au propriétaire : de vieux trucs poussiéreux , parmi
lesquels deux enveloppes blanches. Dana les ramassa, empochant
celle où Mulder avait écrit 'Curiosity killed the cat, Scully!'
Elle se tourna avec l'autre enveloppe sur Geelong.
- C'est à vous, n'est-ce pas?
L'homme hocha la tête sans plus d'intérêt et examina le grand
escalier derrière eux.
- Comment pouvez-vous croire à de telles choses?
- Ecoutez, mademoiselle. J'ai été assez sympa pour vous
conduire ici. Cela devrait suffire non? s'indigna-t-il en montant
l'escalier. Si vous voyez quelque chose de bizarre, vous n'aurez
qu'à crier! ...
- C'est pas vrai, si je mets les doigts dans le nez, elle
intervient aussi? murmura-t-il pour lui même.
Pauvre débile, pensa Scully, rejetant l'enveloppe à terre.
L'examen du rez-de-chaussée lui révéla que seul le hall
d'entrée portait des traces d'empreintes, assez nombreuses pour
se brouiller les unes les autres, mais certaines appartenaient
d'évidence à des enfants, et à Mulder.
Elle monta au premier, où il ne semblait y avoir que des
empreintes adultes. Elle était en train de soulever du bout des
doigts une couverture, lorsqu'un horrible craquement la fit
sursauter.
Elle se précipita dans le couloir, où Geelong se relevait avec
difficulté d'une chute de plusieurs mètres. Le plancher
s'était effondré sous lui, au grenier.
- Rien de cassé? demanda Scully, se sentant un peu bête de ne
pas avoir lâché la couverture nauséabonde.
- Non, dit-il en s'époussetant. Pourtant je suis allergique aux
chutes... Par contre, ça, ce n'est pas génial, marmonna-t-il,
remarquant son jean éventré de haut en bas, qui laissait
apparaître une grande griffure sur une jambe parfaitement
épilée.
Scully fit de son mieux pour réprimer un sourire et examina le
trou du plafond.
- Content de vous amuser, agent Scu... Linus... Dana regarda
stupidement la couverture.
- J'ai trouvé ça dans la pièce d'à côté, dit-elle. Un
clochard qui n'est pas dans son abri par un temps pareil, ce
n'est pas normal.
- Exact, confirma Geelong. A moins qu'il n'y ait une petite fête
quelque part... D'ailleurs, vous m'excuserez, mais j'en ai une
moi même, ajouta-t-il, se dirigeant vers l'autre bout du
couloir.
Embêté que la femme ne le suive pas, il se retourna, plus
calme.
- Pour être franc, agent Scully, je ne pense pas que votre ami
ait disparu comme les autres. Il ne correspond pas au profil. Et
s'il était ici, sa voiture serait devant la maison. Vous feriez
aussi bien de m'accompagner au BJF, il faut que j'y récupère
des affaires, ce sera l'occasion de vérifier si votre ami n'y
est pas...
- Pourquoi faites-vous tout cela? demanda-t-elle, perplexe.
Geelong, l'invita d'un geste à le suivre.
- Je me dis que si je me comporte de façon civilisée dans cette
vie, j'aurai plus de chance dans la prochaine.
- Encore de l'humour... se plaignit-elle en avançant.
- Non, sans blague. Comme ça je serais parfait dans ma prochaine
incarnation. Un savant mélange d'Einstein et de Clark Gable. Si
je vous dit que c'est parce que je vous aime bien, vous allez
insister pour rentrer à pied...
Scully se contenta d'esquisser un sourire et de le suivre
jusqu'à la voiture.
