Chapitre IV
Motel Jupiter 4, 6h30, 15 Novembre.
Brenda Hagen se précipita sur sa porte pour l'ouvrir et jura
lorsque ses doigts gelés firent tomber ses clefs sur le perron.
C'était son défaut principal. Lorsque les choses tournaient
mal, elle devenait hystérique. Et dieu sait si elles allaient
mal.
Elle jeta un coup d'oeil sur les valises, qu'elle avait eu la
stupidité de faire la veille. Croyant qu'elle en avait fini avec
Longster. Mais Mr Symon voulait jouer au plus malin. Il refusait
de croire que la créature qu'elle avait photographié était à
l'origine de ses maux.
Brenda avait connu un instant de déprime lorsqu'il lui avait
été impossible de retourner sur les lieux du crime -
quoiqu'elle ait du mal à appliquer ce terme au monstre - car la
police était déjà là.
Elle n'en avait pas dormi de la nuit, et pour se calmer, était
sorti très tôt prendre un café au routier d'en face. Elle
était partie pour y passer la matinée. Jusqu'à ce qu'elle
tombe sur l'édition du jour du Longster Gazette, affichant son
monstre en première page.
Elle déplia le journal sur lequel elle était restée
crispé. Scanner, puis faxer, pour réveiller Symon en beauté.
Mais il ne répondit pas à la réception. Elle décrocha le
téléphone - répondeur. Les choses ne s'arrangeaient pas...
Brenda attendit tant bien que mal les midi, faisant divers essais
pour joindre Symon. Mais il était évident qu'il ne voulait plus
entendre parler d'elle. Elle prit une profonde aspiration. Il
fallait qu'elle se contrôle. C'était la première fois qu'une
telle chose lui arrivait. Et si dans le passé elle s'était cru
prête pour ce genre de situation, il en était tout autre
maintenant. Elle devait se venger bien sûr. Mais comment?
La solution lui vint rapidement. Si, en lisant la presse, Symon
se sentait en sécurité, il ne tarderait pas à montrer le bout
de son nez en ville. A son club par exemple. Elle n'aurait qu'à
l'attendre là bas, dans les WC. Elle avait déjà éliminé
quelqu'un comme ça, en se cachant dans une toilette déclarée
hors service grâce à une pancarte volée.
Ce petit jeu pouvait prendre très longtemps, et était
éprouvant. Les conversations privées des hommes étant rarement
élégantes. Mais c'était le prix à payer pour avoir l'esprit
tranquille. Si elle commençait à se laisser marcher sur les
pieds, elle n'avait pu qu'à mettre son équipement au clou...
Vol San Bernardino / Great Falls. 6h30, 16 Novembre.
Mulder essayait de dormir. Il avait tout pour : un fauteuil
confortable, la climatisation et le silence, mais son esprit ne
savait s'y résoudre. Il ressassait leurs récentes tribulations
pour arriver jusqu'ici. Scully l'avait convaincu de rejoindre
Derns. Il la regarda, qui dormait à ses côtés, et repensa,
amusé, à leur insistance sur cette route infernale pour qu'elle
joue les auto-stoppeuses de charme. Il avait fallu la persuader
de rester en tee-shirt et de relever son jean jusqu'aux genoux.
Le deuxième véhicule à passer par là s'était effectivement
arrêté pour eux. Une vieille guimbarde conduite par un ancêtre
borné qui appelait Scully «mon gars».
Exaspéré d'être passé des citrouilles de Longster aux
pedzouilles de ce désert, il en avait profité pour la charrier,
mais, de mauvaise humeur, personne n'avait réagi.
Le conducteur avait eu l'obligeance de les emmener jusqu'à la
«civilisation». Un univers de bobottes à franges nommé
Trillby. Cette ville n'avait pas de fantômes mais était restée
figée dans le temps. D'ailleurs ils avaient laissé accrochées
certaines des décorations du 4 juillet, ce qui lui rappelait un
vieux film d'horreur à 6 sous.
Sans papiers, ni argent, et une apparence minée par deux heures
de cuisson intense, ils avaient eu le plus grand mal à se faire
accepter par les habitants. Un appel en PCV à Skinner avait
sauvé leur crédibilité. Leur permettant de joindre San
Bernardino - le fief de la confiture - où ils avaient passé une
nuit assez spéciale. Puisqu'il leur avait fallu insister,
grossièrement, pour faire admettre leur rescapé ( que Derns
appelait Rasnic, et à qui il devait probablement leur crevaison
sur la nationale de Longster... ), à l'hôpital. Ils avaient
également été incapable de trouver une chambre à part pour
Scully. La littérature donnait une si mauvaise image du FBI que
sans leurs cartes tout le monde prenait un malin plaisir à les
refouler.
Scully s'étant enfermée d'emblée dans la salle de bain, sans
un mot, avec un oreiller, il avait partagé le lit avec Derns.
Perpétuant le silence maussade qui les avait tous saisi depuis
le début de cette mésaventure.
Washington, D.C. 12h00, 16 Novembre.
Le Fumeur fit de son mieux pour avoir l'air décontracté, mais
se serait senti plus à l'aise avec un scotch en main. Déjà
qu'il était interdit de fumer là...
Il tira lentement le drap vert qui recouvrait le corps, d'une
taille impressionnante, au moins deux mètres. Une odeur vaseuse
s'en dégageait. La peau était d'une blancheur surnaturelle,
accentuée par les longs cheveux blancs filandreux qui
encadraient le visage, mais le trou en plein front, lui, était
bien réel. Tout comme les yeux enfoncés, gris, qui, malgré
l'horrible blessure, donnaient un air de quiétude au visage. Et
même - pourtant dieu savait qu'il était mal placé pour en
parler - une certaine humanité.
Physiquement Jack était très différent. Ses membres
supérieurs étaient disproportionnés par rapport aux jambes, et
un long sourcil lui barrait les yeux. Le Fumeur sourit. Pas
étonnant que les ploucs du Nord aient fait la une de leur
journaux en titrant qu'un Monstre simiesque avait été
découvert dans les profondeurs de Longster...
Le Fumeur fixa le sang mauve qui avait coulé le long de
l'appendice nasal. Un nez avorté, couvert de plissures, et
terminé par deux longues narines triangulaires.
Malgré tous les objets trouvés dans l'antre de Jack, peut
être ne découvriraient-ils jamais les raisons de sa présence.
Pourtant, il y avait de quoi faire. L'animal était soit un
maniaque névrosé, soit un collectionneur acharné - ce qui
pouvait revenir au même. Il possédait des centaines
d'échantillons de plantes, de racines, d'insectes, de petits
vertébrés... Il gardait même les affaires de ses victimes,
vêtements, bijoux, papiers... Ce qui avait au moins déjà aidé
le Département de Justice à résoudre une affaire. Restait à
espérer qu'il en soit de même dans son 'propre service'...
Longster, 21h07.
Mulder se réveilla lorsque le train ralentit. Il avait été le
seul à pouvoir fermer l'oeil sous les cahotements du tortillard
qui les ramenait à leur point de départ.
Il s'étira avec vigueur et regarda les deux autres agents. Ils
jouaient aux cartes avec deux passagers. Rami, devina-t-il.
Scully avait l'air plus détendue, et le teint rosé de Derns
indiquait qu'il gagnait, à moins que ce ne soit la présence de
sa collègue qui ne l'émoustille...
Lorsque le train fut à l'arrêt et les deux agents de nouveau
seuls, Mulder vint vers eux et contempla l'amas de pièces que
Derns finissait d'empocher. Il y avait une bonne trentaine de
dollars.
- Vous auriez dû jouer plus tôt, cela nous aurait facilité les
choses.
- De l'endroit d'où l'on vient agent Mulder, je me serais fait
payer en poules ou en lapins, plaisanta-t-il en sortant du train.
Mulder soupira en redécouvrant la grisaille de Longster.
- Et notre hôtel dans tout ça? J'ai l'impression d'avoir fait
un de ses voyages touristiques clefs en main : pas d'accueil et
une suite qui ne ressemble pas du tout à la photo.
- On va pas jouer les scouts par un froid pareil, dit Derns. On a
les moyens de prendre un taxi maintenant. ( Il se dirigea sur le
distributeur de la gare. ) Vous voulez quelque chose?
Ils optèrent tous pour un café noir et des cakes aux raisins.
Une de ces fades spécialités réservées aux collectivités.
Après s'être réchauffé les doigts contre son gobelet en
plastique, Derns allait utiliser le téléphone, à disposition
des voyageurs, lorsque l'inspecteur Weston fit son apparition,
tout sourire.
- Messieurs les agents, mademoiselle, commença-t-il, les
agaçant avec l'after-shave sur lequel il n'avait pas lésiné,
alors que leurs vêtements sales leur collaient littéralement à
la peau. Nous sommes ravis de vous revoir parmi nous. Une voiture
nous attend.
- Nous avons quelque chose d'urgent à faire, inspecteur,
s'empressa de dire Mulder.
- Cela m'étonnerait, contredit Weston, l'invitant à monter à
l'arrière du véhicule banalisé. Il n'y a plus rien à voir
dans notre sous-sol.
- Comment ça? s'étonna Mulder.
Après avoir dit à son chauffeur d'y aller, Weston tendit à
l'agent le journal du jour, où Jack figurait toujours en bonne
place.
Reconnaissant la photo, Mulder le déchira presque en l'ouvrant
pour lire l'article, donnant par maladresse un coup de coude à
Scully.
- Merci Mulder... se plaignit-elle.
- Ils l'ont tués!! s'exclama-t-il.
- Scully, se pencha, comme Derns, sur l'article. Mais au bout de
trois secondes, Mulder écrasa le journal entre ses mains et le
jeta sur le parquet. Furieux qu'une fois de plus les choses aient
mal tourné.
- Où en êtes-vous dans cette enquête? demanda-t-il
sévèrement.
Derns ramassa la boulette pour finir l'article.
- Puisque la créature est morte juste après votre disparition,
qu'il faudra d'ailleurs éclaircir, vous étiez certainement
suivis lors de votre rencontre.
Mais si vous n'êtes pas en mesure de nous dire quoi que ce soit
à ce sujet, alors nous piétinons.
- Nous ne sommes pas suspects, au moins? s'inquiéta Scully,
arrivée au paragraphe où, par goût du sensationnel,
l'omniprésent Korda faisait l'amalgame entre ce meurtre et la
disparition, la veille, de Symon.
- Pas du tout, sourit Weston, la regardant dans le rétro. Votre
appel à Washington vous a disculpé. D'ailleurs le FBI a déjà
arrangé votre retour au Bureau. Je suis chargé de m'assurer
qu'il se passera bien.
Washington, D.C. 23h00, 17 Novembre.
Le Fumeur ferma le rapport sur l'affaire Longster et alluma enfin
la cigarette qu'il avait prise une demi-heure plus tôt. Il fixa
la couverture bleue du dossier, qui lui rappelait le drap de la
morgue. Il n'arrivait toujours pas à comprendre comment cela
avait pu arriver? Il avait assez de relations pour être au
courant de toute activité extraterrestre. Et pourtant, dans le
Montana, il s'était passé des événements étranges derrière
son dos. Les choses allaient de pire en pire...
Enfin, si Mulder, avec l'optimisme qui le caractérisait,
laissait entendre que Jack avait un compagnon qui aurait
provoqué la disparition de Symon. Par recoupement il savait que
ce Symon - retrouvé, depuis, en piteux état dans le désert du
Colorado - avait recruté un tueur à gage pour éliminer Jack.
Il y avait des traces du contrat, mais non de son règlement...
De là à donner un visage humain au meurtrier, il n'y avait
qu'un pas.
Le fumeur rouvrit le rapport. Il fallait régler cette affaire
à son avantage. Contacter cette personne, bien sûr, et lui
envoyer quelqu'un. Derns par exemple, qui était à Longster. Une
toute jeune recrue, encore innocente, et d'après son dossier,
très ambitieuse. Pourquoi ne pas modeler l'homme, puis l'envoyer
au front...?
Washington, D.C. Bureaux du FBI, 20h50, 18 Novembre.
Mulder retourna dans son bureau muni d'un bol de café brûlant.
Il lui fallait bien ça pour affronter cette soirée. Il en but
une gorgée.
Il se sentait au bout du rouleau. Il y avait bien sûr la fatigue
du voyage, mais celle aussi, plus palpable, de la frustration.
Une fois de plus, ILS l'avaient empêché de faire son travail.
Et ILS l'avaient démis du dossier Longster.
Mulder s'assit à son ordinateur et chaussa une paire de
lunettes. Les choses ne s'arrêteraient pas là. Il finirait par
découvrir qui avait tué Jack, et pourquoi!
Il avait d'abord misé sur le réseau Internet et la presse à
sensation pour lui révéler la moindre disparition bizarre, mais
cela lui prendrait trop de temps. Il avait donc donné une autre
tournure à son obsession : le rapport de Derns. Il stipulait que
Symon avait engagé une femme pour éclaircir le mystère pesant
sur sa ville. Ca ne devait pas être sorcier de la contacter.
Il restait pourtant convaincu que Jack n'était pas seul -
comment aurait-il pu construire à lui tout seul la caverne
qu'ils avaient vue? - et qu'il s'agissait effectivement d'un
extraterrestre, mais bien entendu le Bureau refusait cette
théorie. Même Scully s'était dégonflée, se rangeant à
l'idée qu'il ne s'agissait que d'un mutant. Rien ne prouvait son
origine extraterrestre, pas même les symboles elliptiques que
Jack avait tracés un peu partout.
- Peut-être ne s'agit-il que d'un message codé, avait-elle
répondu. Ce type était tellement coupé du monde qu'il avait
inventé son propre univers, sa propre écriture...
- Pourquoi était-il intéressé par le fait que je puisse
côtoyer des extraterrestres alors?
- Mulder, rien que dans cette ville, il y a des centaines de gens
qui réagiraient de la même manière.
Il s'était énervé.
- Tu te moques de moi, Scully? Dis que tu ne crois pas à
l'existence des extraterrestres, tant que tu y es!
- J'y crois, Mulder, avait-elle répondu en gardant son sang
froid. Mais dans le cas présent j'ai des doutes. De plus, Jack
est mort - et comme tu le sais, je n'ai pas été chargée de son
autopsie. Une fois de plus nous n'avons pas de preuves
concrètes...
- Et bien, pour la mémoire de Jack, moi je vais en trouver des
preuves! Tu peux partir Scully, je n'ai plus besoin de toi.
- Je travaille ici, avait-elle protesté, le regardant
bizarrement.
- Tu travailles surtout pour moi, et tu as ta journée. J'en ai
assez de tout ce cinéma!
- Tu n'as pas à me parler sur ce ton, Mulder, je ne suis pas
responsable de ce qui s'est passé!
- Tu prends l'air... Va t'amuser un peu, ça m'fera du bien.
Mulder but son café d'une traite pour chasser de ses pensées
cette phrase idiote. Il avait fichu dehors la seule personne qui
le comprenne. Et son absence aujourd'hui était plus stressante
que son scepticisme. Il se remit au travail. Il irait la voir
demain matin, pour s'excuser. Il trouverait bien quelque chose de
gentil à dire....
Annapolis, Maryland, 3170 W, 53 Rd. 21h00, 18 Novembre.
Derns se gara, regrettant qu'il fasse déjà noir. Mais il
n'avait pu se libérer plus tôt. Tout s'était enchaîné si
vite.... D'abord cette entrevue bizarre avec ce type à Quantico,
qui grillait trois cigarettes à la minute, comme dans les
dessins animés. Probablement un chasseur de têtes du Grand
Bureau. Un agent payé pour ouvrir le crâne des recrues et voir
ce qu'il y avait dedans. Le gars ne s'était même pas
présenté, mais avait su lui poser des tonnes de questions
embarrassantes sur son passé, ses ambitions... Lui qui faisait
tout pour oublier son enfance à Bowery, le vide ordure de la
Côte Est... Comment se sont passées vos études ici? Pourquoi
avez-vous voulu rejoindre le FBI? Vous jugeriez-vous introverti
ou extraverti? Le fait de collaborer avec les agents Mulder et
Scully avait-il posé problème? Bon dieu, il s'en foutait de
tout ça! D'ailleurs il n'avait pas coopéré avec les agents,
juste suivit, grosse nuance. Mais bien sûr pour l'entrevue il
avait enjolivé les faits. Ici comme ailleurs le but du jeu
consistait à passer du point M, minable, au point F, friqué.
Une ligne droite bien définie dans son esprit, mais émaillée
d'étapes dont les plus ennuyeuses étaient ces tests
psychologiques, qui, non contents de dresser le profil d'un
homme, le plongeaient tête première dans ses faiblesses. Grâce
au ciel cela faisait un bout de temps qu'il avait décidé de ne
plus assumer les erreurs de sa famille. Il retirait même une
certaine force du fait de s'en être sorti. Il sourit. Le
contraire ne lui aurait peut-être même pas empêché de
rencontrer Scully. Mais cela se serait fait sous les traits moins
avantageux de L'enfant exclusivement nourrit à la Budweiser. Un
monstre gras et pale de 150 kg...
Enfin, il avait dû réussir l'examen de passage, puisque les
portes du Temple de Washington s'étaient ouvertes à lui. Agent
Spécial Peter Derns. Département de Justice. En charge, avec
deux collègues, des systèmes de sécurité des bâtiments qui
recevaient les témoins sous protection fédérale. Pompeux, et
pas exactement ce qu'il voulait, mais il n'aurait pu rêver
promotion si rapide.
Il vérifia l'adresse gribouillée par ses soins avec
l'immeuble qui se dressait devant lui. A moins de faire l'objet
d'une conspiration des renseignements téléphoniques, ça devait
être ici. Il quitta sa voiture et renifla les violettes blanches
achetées à la sauvette. Top ringardise, auraient dit ses
copains de Quantico, mais, et surtout à cette heure-ci, il
fallait un minimum de savoir vivre.
Il consulta les noms sur l'Interphone. Modèle de base, démodé,
et appuya sur le 35.
- Oui, fit une voix féminine, mais sibérienne.
- Euh... P...Peter Derns, vous vous souvenez? Le type qui se
déguise en fille et qui fait mannequin chez Urgo. Avec cette
affaire spectaculaire j'ai été propulsé à Washington, mais je
n'ai pas encore eu la chance de vous croiser.
- Il est un peu tard non? fit remarquer Dana, regardant le début
d'Alerte! à la TV.
- J'ai fait aussi vite que j'ai pu, s'excusa-t-il.
- Il y a longtemps que je ne fais plus de baby-sitting, agent
Derns. Vous feriez mieux de rentrer chez vous. J'ai eu une
journée exécrable et...
- Un beau geste, Mlle, se pressa-t-il d'ajouter, de peur qu'elle
ne raccroche. Vous n'allez pas me laisser là. Un tueur en série
pourrait passer et me découper en rondelles sur votre perron,
ça ferait mauvais genre.
Dana secoua la tête. Elle commençait à développer une phobie
des hommes qui sautaient sur la moindre occasion pour faire de
l'humour. Mais elle le laissa tout de même entrer.
Aventure d'un soir, espoir...se dit-elle.
Dana fut agréablement surprise par les fleurs, et l'apparence
impeccable de son invité. Derns avait adopté le look classique
du FBI. Un peu trop même. Il ne lui manquait que les lunettes
noires pour parfaire l'image populaire du fédéral arrogant.
Mais ses cheveux, plaqués en arrière par une gomina
assombrissant leur oxydation, lui donnaient un air inoffensif.
- Je prends votre manteau? proposa-t-elle.
Derns se dépêcha de retirer son pardessus noir, révélant un
costume tout aussi sombre, où transparaissait une chemise
blanche parfaitement amidonnée.
Sur la suggestion muette de Scully, il s'assit dans le divan.
- Je vois que vous regardez Alerte! avec ce bon vieux Dustin
Hoffman. Cela ne va pas vous changer les idées.
- C'est sûr qu'il était plus amusant dans Tootsie. Sans
arrières-pensées, se reprit-elle.
Derns haussa les épaules.
- J'aurais aimé gagner autant que lui pour m'être déguisé.
Enfin, c'est fini les paillettes. La presse a tellement parlé de
cette affaire que je suis grillé pour ce genre d'enquête. Et
croyez moi, je ne m'en plains pas. Même en Alaska la pègre doit
connaître mon visage!
- Vous êtes une sorte de vedette quoi...
- Comme vous dites, une sorte. Entre Divine et la Divine...
- Je vous sers quelque chose? demanda-t-elle, un peu gauche.
- La même chose, dit Pete, remarquant une tasse de chocolat sur
la table.
Dana s'éloigna quelques minutes dans la cuisine. Lorsqu'elle
revint, un peu nerveuse, elle faillit poser la boisson chaude à
côté de la table. Derns, pas du tout passionné par la
combinaison jaune de René Russo, le rattrapa avant de se faire
ébouillanter.
Dover, Delaware, 22h40, 18 Novembre.
Du haut de son dixième étage, Brenda regardait le monde
fourmiller sous elle. D'ici il, semblait être fait de pions sans
âmes. Une idée l'obnubilait : entre deux contrats, pourquoi ne
pas utiliser l'arme trouvée à Longster à des fins lucratives?
Bien sûr, elle savait maintenant que la lance n'était pas
mortelle. Mais transporter les indésirables dans le désert du
Colorado lorsque l'on vivait dans le Nord, ce n'était pas si
mal...
Elle pourrait même dévaliser une banque, en faisant
disparaître le personnel. Bien sûr, ce ne serait pas discret.
Les médias rappliqueraient dans l'heure, mais toute situation
amenait son lot de problèmes. Et puis elle n'aurait pas besoin
de faire un braquage par semaine...
En quittant la fenêtre, Brenda s'aperçut qu'elle avait un
message. Elle s'installa devant son portable, et engagea la
conversation en tapant l'usuel «Bonjour».
- Contrat sur Washington. Cela vous intéresse?
- Oui.
- 19 Nov. 20h00. 503 Barton Street.
? Tapa Brenda. A la réponse «Oui» suivait immanquablement la
photo et le dossier de la victime, avec parfois quelques
recommandations quant à la façon de procéder, et pas une
simple adresse.
- Un de mes hommes serait ravi de vous y remettre 10 millions de
dollars en échange de tout objet subtilisé chez Jack.
Brenda sursauta presque. Jack, ce stupide nom passe-partout. Une
question lui brûlait les doigts : comment savez-vous? Mais ce
serait admettre posséder quelque chose.
- Qui êtes-vous? préféra-t-elle demander.
- Un ami - j'espère - qui souhaite garder l'anonymat.
Brenda fronça les sourcils. Un de ses intermédiaires sur la
côte Est l'avait prévenu un peu plus tôt qu'un Mr Mulder,
journaliste, voulait lui parler. Perplexe, elle poursuivit la
conversation.
- Comment pourrions-nous travailler ensemble si je n'ai ni
garantie, ni repère... ni objet?
- 10 millions sont une garantie. Quant au repère, cela n'a pas
servi à Mr Symon de vous en donner. Vous avez utilisé la
technologie de Jack contre lui.
- Cela ne change pas ma question.
- Vous êtes une femme dangereuse, le fumeur soupira en frappant
la phrase. Cette discussion serait tellement plus rapide au
téléphone... Il me faut donc me protéger.
- Il en va de même pour moi. Je veux la description du contact
que vous m'enverrez, et la moitié de cette somme, tout de suite.
Le Fumeur attendit quelques secondes pour simuler l'ennui.
L'argent ne représentait rien pour lui. Mais il devait jouer le
jeu.
- 1m73, 70kg. Type européen. Cheveux clairs, très courts. Yeux
marrons. 28 ans. Aucun signes particuliers. Où dois-je
transférer l'argent?
C'était envoyé comme un rapport de police, mais, tout en
étant banal, ne correspondait pas au Mulder qu'elle connaissait.
Hagen transmit son numéro de compte dans cet état, puis la
communication prit fin. Ses plans étaient donc changés. Pas de
braquage, juste une vente. Dangereuse. Mais elle ne partirait pas
d'ici avant de pouvoir fermer un compte gonflé de plusieurs
millions.
Elle n'appréciait pas le fait que quelqu'un soit au courant
du rôle qu'elle avait tenue à Longster. Mais les choses
étaient peut-être mieux ainsi. En se débarrassant de cet objet
elle aurait une vie plus facile...
Annapolis, Maryland, 3170 W, 53 Rd. 6h00, 19 Novembre.
Dana tendit le bras pour éteindre le radio réveil qui
écorchait un vieux Rolling Stones. Il faudrait qu'elle pense à
rectifier la fréquence, mais définitivement pas ce matin.
Paisiblement endormi, Peter paraissait encore plus jeune. Elle
l'observa. Ses sourcils, châtains clairs, qui trahissait la
couleur originelle de ces cheveux. Ses lèvres pulpeuses... Puis
elle passa un doigt le long de sa joue, dans l'espoir de le
réveiller. Son geste n'ayant aucun effet, elle le secoua
légèrement par l'épaule.
- Allez, debout...
Pete ouvrit les yeux. Tapisserie jaune pâle, bibliothèques
vertes, fauteuils mauves, puis un parfum. Il sourit.
- Dana...
Il se pencha pour l'embrasser . - Il est déjà 6h10. Tu vas
être en retard.
Il la regarda, étonné.
- Tu travailles pour le Bureau, non?
- Comme toi, mais tu n'as pas l'air pressée.
- Mulder m'a donné quelques jours.
- Mulder? répéta-t-il, passant un bras autours de sa taille.
- Je travaille pour lui.
- Tu travailles pour Mulder?! la taquina-t-il. Il n'a donc pas
déniché de nouvelle enquête? Pas de nouveaux monstres à
rencontrer?
Le sourire de Dana se voila.
- De la condescendance, agent Derns?
- Tout au plus de l'humour teinté d'appréhension, Dana. Si
toutes vos enquêtes sont aussi tordues, je ne sais pas comment
tu tiens le coup...
- Je prends des vitamines... Et toi tu ferais bien de te
dépêcher.
- Je t'avouerai que je n'ai pas envie de sortir aujourd'hui.
- Si tu fais passer tes sentiments avant le travail, tu ne feras
jamais carrière au FBI.
- Si j'arrive à faire carrière en tant qu'être humain, ce ne
sera déjà pas...
Il fut interrompu par le bip d'un téléphone, le sien.
- ... si mal, acheva-t-il.
Il prit son portable, au pied de lit, noyé dans ses vêtements.
- Une urgence... Salle de bain? demanda-t-il, désignant la
porte devant lui.
Dana hocha la tête, et, amusée le regarda s'éloigner. Cela
faisait si longtemps qu'elle n'avait passé la nuit avec
quelqu'un. Du moins de façon si agréable. Pratiquement depuis
Jack - Willis - en fait. Elle se couvrit d'une robe de chambre
abricot et se rendit dans la cuisine. Elle se sentait d'humeur
généreuse, à préparer un petit déjeuner complet. Pain
grillé, confiture, café, fruits frais... Il n'y avait guère
que le week-end qu'elle pouvait traîner au matin. Et encore,
elle en ressentait rarement l'envie. L'Interphone réclamant sa
présence, elle se dirigea vers le living.
- Mulder, annonça la voix. Je ne te dérange pas?
- Pas du tout, tu sais que je suis toujours debout aux aurores...
- Désolé Dana... Désolé pour jeudi soir. Cette affaire me met
les nerfs en pelote. Tu reviens aujourd'hui?
Scully, qui savait très bien comment Mulder était en pareil
cas, se retint de dire qu'officiellement le dossier Longster
était classé.
- Uniquement si tu promets de te reposer. Je suis sûre que si
j'avais l'image, tu me ferais peur.
- D'accord Dr Scully. Mais avant j'aurai voulu te demander
quelque chose.
- Oui?
- Tu ne me laisserais pas entrer? J'arriverai mieux à te
convaincre si tu vois ma tête de mort.
Mulder, le teint blafard et la barbe naissante, se laissa
tomber dans le divan. Dana resta debout, face à lui, le sourcil
interrogateur.
- J'ai besoin d'aide, Dana. Je risque de poireauter des semaines
devant mon ordinateur avant de trouver une piste. Tout le pays à
scruter, ce n'est pas rien.
- Je ne m'en serais pas doutée, ironisa Scully.
- Hum. Je... me suis souvenu que tu t'entendais pas mal avec
Derns. Et je me demandais si d'une façon ou d'une autre tu
pouvais lui tirer les vers du nez?
- D'une façon ou d'une autre?
- En l'invitant à dîner par exemple. Rien de... enfin... J'ai
lu son rapport sur l'affaire Symon. Il est au Département de la
Justice maintenant. Et il en ressort que Symon avait loué les
services d'un tueur à gage féminin. Tu comprends, c'est mon
chaînon manquant. Il avait quelqu'un à l'extérieur pour
résoudre le mystère des disparitions. Et vu le résultat, le
contrat a été honoré.
- Qu'attends-tu de moi si tu sais déjà tout ça?
- Que tu convaincs Derns de t'apprendres comment contacter cette
femme. J'ai essayé, sans succès. Pour les flics telle créature
semble même ne pas exister. Tu sais qu'il m'ont dit que cette
profession était réservée aux hommes, comme les tueurs en
séries... On voit qu'ils n'ont pas vu mes dossiers. Enfin, si je
fais une demande officielle, au mieux ça prendra une éternité
et je tiens à mettre la main dessus avant la justice.
- Encore un de tes plans biscornus, Mulder. Tu ferais mieux de
laisser tomber. Ton obstination n'apportera rien de bon.
- Si. La vérité. Tu oublies que c'est ma raison de vivre.
Dana fit la moue.
- Tu vas pouvoir faire ta demande en personne alors, Mulder. Pete
est ici. Je vais le chercher, ajouta-t-elle pour éviter toute
remarque.
Mulder se précipita vers elle.
- Ici? répéta-t-il.
Dana se retourna et le stoppa d'une main.
- Ces quartiers sont privés Mulder.
- Ouais, ça dépend pour qui, marmonna-t-il d'une façon a peine
audible.
Scully le considéra, elle avait toujours du mal à la définir.
- Je t'offre le petit déjeuner? Se ravisa-t-elle.
Mulder, encore plus las qu'à son arrivée, s'installa sur la
première chaise.
- Je ne trouve pas que ce type soit digne de confiance, Dana.
Scully ferma les yeux une demi-seconde.
- Mulder... Epargne-moi ce chapitre. Je n'ai pas besoin d'être
chaperonnée.
L'agent fit la moue.
- Hum. Tu fais comme tu veux. Thé ou café?
- Quoi?
- Tu ne me demande pas ce que je bois? Dit pensivement Mulder,
troublé, comprenant ce que son comportement avait d'irrationnel.
- C'est comme tu veux.
- Café alors, choisit Mulder, tournant ses pensées vers son
problème actuel : Il ne savait pas encore comment rencontrer la
tueuse rapidement. Que lui dire? Lancer un contrat fictif et se
faire passer pour cible? Il faudrait en tout cas qu'il révise
les polars de sa bibliothèque pour paraître crédible.
- Ce n'est pas la fin du monde, Mulder, fit Scully en le servant.
L'agent esquissa un sourire.
- Certes la fin du monde serait que je ne retrouve jamais ma
soeur, et que tu épouses le premier capitaliste venu de plus de
cent kilos.
Derns apparut à ce moment. Ces cheveux mouillés donnaient
l'impression d'être gominés.
- Mr Mulder... Je me sauve, ajouta-t-il à regret devant les
préparatifs de Dana. Ne te déranges pas, je prends mon manteau
dans le vestibule.
Il l'embrassa sur le front avec un « je t'appelle dans la
journée.»
- Je vous accompagne, Lança Mulder, le bol à la main. Ne
t'inquiètes pas Scully, je te rends les deux dans quelques
heures, promit-il, quittant la cuisine.
Lorsque la porte claqua, Dana croisa les bras devant son café et
ses toasts. Finalement elle ne mangerait rien non plus ce
matin...
Washington D.C, Bureau du FBI, 18h00, 19 Novembre.
Mulder quitta l'ascenseur d'un bon pas et s'enfonça dans le
parking du FBI. Plus éclairé que la plupart de ceux qu'on
trouvait en ville, il n'en restait pas moins étonnamment sombre.
Il essaya de se souvenir la lettre où il avait garé sa voiture.
T où U? Lorsqu'il arrivait ici au matin, c'était toujours dans
les M, une lettre facile à retenir. Mais aujourd'hui, à cause
de l'insistance de Scully il n'était venu que dans
l'après-midi, et sa place habituelle était prise. Ses
chaussures résonnaient sur le sol, martelant ses pensées. Derns
avait promis de l'aider, mais les choses n'avançaient toujours
pas. Peut-être qu'en écumant les bars louches de la capitale,
il aurait plus de chance, mais avant, il fallait qu'il se change.
C'était tout de même hallucinant qu'il soit si difficile de
localiser un simple tueur. Après tout n'importe quel citoyen
pouvait avoir envie de se débarrasser de quelqu'un. Lui même
avait quelques noms en tête...
Il reconnu enfin son véhicule, dans les U. Lorsqu'il fut sur
le point de sortir, une femme l'accosta. Il remarqua d'abord ses
mains tachées de cambouis, puis sa carte, Ellen Wendt, chimiste.
- Je suis soulagée de voir enfin quelqu'un, commença-t-elle,
s'essuyant les mains sur un torchon pas très net. Vous pourriez
me déposer sur Georgetown? J'ai déjà appelé un taxi, mais ils
ne peuvent rien me promettre avant trente minutes.
- Vous en avez donc profité pour achever votre voiture,
plaisanta Mulder, l'invitant à le rejoindre.
Mulder mit le contact, s'engagea dans une marche arrière, et
ressentit une vive douleur dans le cou. Il eut le temps de jeter
un regard étonné à Wendt et mémorisa son allure : très
mince, des cheveux noirs, bouclés, assez courts, un visage
presque poupin...
Brenda rattrapa la tête de l'agent avant qu'elle ne heurte le
Klaxon, rangea son aiguillon électrique puis sortit pour prendre
la place du conducteur. Elle vérifia l'heure. Il lui avait fallu
agir rapidement. En arrivant en ville, elle avait opté pour un
arrêt ici, comptant cueillir Mulder à son arrivée au boulot.
Pour elle les fonctionnaires faisaient leurs 9 à 5. Mais Mulder
lui, arrivait à 15h00 ( où elle l'avait raté ) et partait à
18...
Hagen oublia ces détails et se sentit beaucoup mieux en
roulant dans la nuit. Les parkings étaient des endroits trop
pesants, trop plein d'échos. Elle préférait l'engorgement de
ces rues, où l'anonymat était assuré. Elle s'engagea dans
l'artère qui s'éloignait de Georgetown. Son rendez-vous était
dans une banlieue beaucoup moins cossue et elle voulait y jeter
un oeil avant l'heure H. Vérifier qu'il n'y avait pas
d'embrouille et faire parler son voisin.
Washington D.C, Adams Morgan Road, 18h30.
Scully reposa son portable, déçue, et fit demi-tour. Peter
venait de lui apprendre qu'il n'était pas libre ce soir. Il lui
avait déjà fait le coup de l'urgence ce matin. Passait de le
taquiner en voulant le mettre dehors, mais c'était autre chose
de le voir effectivement partir.
Dana prit la bretelle qui la ramenait en centre ville. Elle
savait qu'elle se tracassait pour rien. Elle aussi, lors de ses
débuts au Bureau, n'avait pas eu une minute à elle. La
bleusaille était traitée partout avec le même manque d'égard.
Mais la relative oisiveté dans laquelle son collègue l'avait
plongée - puisqu'il ne démordait pas du cas Longster - la
rendait plus sensible à ce genre de chose.
Enfin, tant pis, elle n'en était pas à sa première soirée de
gâchée. Plutôt que de se retrouver seule chez elle, ou dans le
centre d'Annapolis, ses crabes bleus et les uniformes de l'école
Navale lui sortaient par les yeux. Elle irait passer une heure ou
deux dans le café attitré du Bureau, histoire de se retrouver
dans son milieu.
En attendant, elle était bloquée dans le trafic. Plusieurs
voitures klaxonnaient d'impatience. Dana baissa sa vitre pour que
l'air froid chasse la buée provoquée par l'attente, et lui
permette de mieux voir la gravité du blocage. Une dizaine de
voitures étaient retenu par un feu rouge, qui ne les libérait
qu'au compte goutte.
Elle observa ses compagnons d'infortune. Deux gamins, devant,
s'entre-tuaient avec des légos, leurs hurlements lui
parvenaient, étouffés, mais ne semblait pas atteindre le
chauffeur. Sur sa droite, un gros type encapuchonné agrippait
son volant, prêt à démarrer au quart de tour pour avancer de
quelques centimètres.
Un nouveau coup de Klaxon, juste au dessus, attira son
attention. Une Ford bleue marine, aussi propre que si elle
sortait d'usine. Lorsque le passager se tourna de trois-quarts
pour jeter un mégot dehors, Scully remonta sa vitre et se sentit
fondre. Si elle n'hallucinait pas, il s'agissait du Fumeur. Elle
ne l'avait jamais vu à l'extérieur, dans la vie courante - s'il
en avait une - et oublia ses plans. Elle le suivrait tant qu'elle
pourrait. Tout détail relatif à se personnage pouvait avoir son
importance.
Elle se fit remarquer en s'insérant dans la même file, à
deux voitures d'intervalle, et là, il lui fallu attendre 20
minutes pour passer le carrefour et rouler enfin à une allure
plus soutenue. Comme nombre de véhicules, la Ford quittait la
capitale.
Quelques kilomètres plus loin, elle s'arrêta devant un
cimetière de voitures, qui, à juger la place qu'il prenait,
devait être la seule affaire rentable dans ce quartier. Scully
se gara sur le trottoir opposé, entre deux vieilles Chrysler,
où s'alignaient un marchand d'alcool - fermé - et un hôtel
minable. Lorsque la Ford disparut dans la casse, plus curieuse
que jamais, elle décida de louer une chambre plongeant dessus.
La réception ne dépareillait pas avec la devanture, la
tapisserie rouge faisait penser à un vieux cinéma, et était
agrémentée de deux individu glauques, tout droit sortit d'une
série Z. Habitués aux bizarreries, ils lui donnèrent tout de
suite ce qu'elle voulait. Sur le registre, foisonnant de Smith,
Brown et Thompson, elle signa Doe.
* * *
L'agent Derns roula au ralenti. La radio émettait faiblement
le stupide «Uptown Girl» de Billy Joel, qui jurait tellement
avec le lugubre de cet endroit, qu'il fut content que son
passager l'arrête.
Il était fou. Accepter une telle mission alors qu'il n'avait
aucune expérience pratique... Dana avait raison. Peut-être
n'aurait-il pas l'occasion de faire carrière au FBI...
Il chassa toute pensée personnelle en apercevant enfin les
phares d'une voiture, et se gara devant une Ford, quasiment
identique à la sienne. Une femme en sortit. 1m 65, très mince,
sanglée dans des vêtements noirs, elle portait des lunettes de
soleil, pour achever de passer inaperçue. Mais son allure
féline lui était familière.
- Allez-y, ordonna l'homme qui l'accompagnait.
- Vous êtes mon contact, je suppose?
Le petit sourire narquois de la femme confirma ses doutes, elle
lui avait rendu visite à Longster, un certain soir. Pour elle la
situation était effectivement amusante.
- On ne peut rien vous cacher... dit-il.
Brenda ouvrit la portière arrière pour
prendre l'objet qu'elle avait accepté de vendre.
- C'est tout ce que vous avez?
La femme hocha la tête.
- Posez-le par terre et éloignez vous, demanda-t-il par
prudence.
Devant la perplexité de la femme, il exposa le contenu de sa
mallette, emplie de billets verts, puis la posa sur le sol.
- Je m'éloignerai en même temps que vous, continua-t-il.
* * *
Mulder, réveillé par les voix, redressa la tête. Et observa,
une douleur sourde dans le cou, la scène qui se déroulait en
bas : deux personnes se déplaçaient en crabe, en une sorte de
danse rituelle. Puis il s'aperçut qu'il s'agissait de Derns, et
de Wendt. Son cerveau lui mit les points sur les i. Ils
n'étaient pas nets.
Il se concentra sur le moyen de s'en sortir. Attaché par ses
propres menottes, il se glissa pour ouvrir la portière de
droite. Trois bons mètres s'offraient à lui : il était dans la
dernière voiture d'une énorme pile promise au broyeur.
Derns quitta la scène à reculons, craignant
le piège, et se remit au volant.
- Nous pouvons partir, dit son comparse, sans même avoir jeté
un regard à l'objet qu'il avait rapporté.
- J'en conclu que vous êtes satisfait du deal, alors?
- Je verrai cela un peu plus tard, si vous le voulez bien. Pour
l'instant il serait judicieux de se retirer, Mr Derns.
Il se fendit d'un sourire qui rappela à l'agent le Lon Chaney du
Fantôme de l'opéra.
* * *
Sous le choc, Dana baissa ses jumelles et s'éloigna de la
fenêtre. Voir des amis en compagnie du Fumeur était son pire
cauchemar. Elle aurait voulu retourner chez elle dans la minute,
pour désinfecter son appartement, effacer toute trace de la
présence de Derns. Une dispute, dans la chambre voisine, la
ramena à la réalité. Elle donna l'impression aux
propriétaires de l'Olympus de fuir leur établissement, et
reprit sa filature.
Brenda transféra l'argent dans un sac à dos. La mallette,
gracieusement offerte par son contact, pouvait très bien
contenir un système pour la repérer, ou, pourquoi pas, la
réduire en miette. Le sac sur les épaules, elle monta dans la
grue. Deuxième partie du plan : faire parler Mulder. Elle avait
eu la main lourde avec l'aiguillon, il est vrai que normalement
il était utilisé sur les bestiaux, mais il devait être
réveillé maintenant. Elle ramena la vieille Cadillac,
complètement entamée par la rouille, sur le plancher des
vaches.
Le coeur battant la chamade, Mulder feint l'inconscience, et,
à son approche, lui balança les mains dans la figure. La femme
perdit l'équilibre, mais sortit un Mac Ten avant qu'il n'ait pu
la saisir au col. Il eut juste le temps de se jeter dans l'une
des rangée de voitures.
Brenda se força à rester calme, torche allumée elle pivota
sur elle même. Pour sûr, le salaud avait fini par se
réveiller! Mais cet endroit était trop grand et trop sombre
pour jouer à cache-cache. Mieux valait prêter l'oreille.
Elle n'eut pas longtemps à attendre. La clôture, au nord,
vibra, telle une toile d'araignée ayant capturé un stupide
insecte. Hagen s'y précipita en voiture.
Alors qu'il peinait à escalader le grillage,
Mulder entendit le bruit de moteur. Il pressa la cadence, enjamba
la grille, et redescendit de l'autre côté. Les mains liées,
c'était encore plus difficile que la montée, il n'aurait jamais
le temps de tout descendre.
Sa propre Ford, après s'être approché lentement, reculait avec
agressivité, pour se jeter sur lui.
A moyen radical, réponse radicale. Mulder se laissa tomber.
Roula en boule pour éviter les fractures, et couru vers la
route. Il lui fallait rejoindre la civilisation, quoiqu'en cette
fin de siècle, les âmes secourables se faisaient très rare...
* * *
L'autre voiture n'avait pas fait quelques mètres qu'un bruit
horrible de tôle froissée sortit du cimetière. La Ford hésita
un instant, puis quitta les lieux. Pour ne pas se faire repérer,
Dana arrêta un peu plus longtemps, et, dans son rétro, aperçut
une silhouette familière, poursuivi par une voiture. Oubliant
Derns, elle s'engagea dans la pelouse éparse qui faisait suite
à la casse.
- Mulder, par ici! cria-t-elle.
Remarquant ses menottes, elle lui ouvrit la portière passager.
- Coupe-lui la route, haleta l'agent en se jetant à ses côtés.
Comme elle s'obstinait à retourner sur la route, il s'empara du
volant.
- Sa voiture est endommagée, elle ne tiendra pas longtemps,
expliqua-t-il.
Scully tenta de reprendre le contrôle.
- Tu es fou! Elle nous fonce dess...
Une rafale fit plonger les deux agents sous le tableau de
bord. Leur voiture dérapa en arc de cercle et s'immobilisa,
vitres et pneus en miettes.
- Ton arme, exigea Mulder, qui protégeait le corps de sa
partenaire.
- Reste tranquille...
Il tâta le manteau de sa collègue et délogea le Smith et
Wesson.
En passant à hauteur des agents, Brenda les arrosa une
seconde fois, puis prit la tangente, sous les protestations de
son moteur.
Le mieux aurait été de les éliminer, mais elle ne pouvait pas
courir le risque de s'arrêter. Dans l'état où se trouvait sa
voiture, elle aurait de la chance si elle parvenait à mettre
quelques kilomètres entre elle et cet endroit minable. D'autant
plus qu'avec cette explosion de bruit, la populace ne tarderait
pas à sortir de sa torpeur.
Mulder se redressa et vida le chargeur sur sa propre Ford,
déjà méconnaissable aux mains de Wendt.
- Tu peux te relever, dit-il à Scully, lorsqu'ils furent seuls
dans le terrain vague. Tout est fini. Et on ne va pas être à la
fête. Deux voitures bousillées en une journée...
- Tu connais ta plaque d'immatriculation, j'espère? s'enquit
Scully en composant le numéro de la police sur son portable.
Washington D.C. Bureau du FBI, 20 Novembre, 10h15.
Derns
fut soulagé de trouver la porte où figurait le nom de Fox
Mulder. Il frappa, et on lui dit immédiatement d'entrer.
Les deux agents, assis à quelques mètres l'un de l'autre, le
fusillèrent du regard. Il accorda un signe de tête à Mulder,
affublé d'une minerve, et se tourna vers Scully, contrarié
qu'elle puisse travailler dans ce placard sombre, orné
d'affiches douteuses.
- Tu es donc si fâchée après moi? commença-t-il, se gardant
d'avouer qu'il avait eu du mal à trouver son repère.
Dana le considéra, les mâchoires serrées. Elle ne s'était
pas attendu à ce qu'il vienne jusqu'ici, puis elle décida que
c'était bien son genre. Le Fumeur avait dû lui dire de garder
un oeil sur elle. Elle se sentait souillée d'être tombée dans
leur piège. Mais ne tenant pas à se donner en spectacle devant
Mulder, elle accompagna Derns dehors.
- Où étais-tu hier soir? demanda-t-elle à voix basse, même
si ce bout de couloir était réputé pour être déserté de
tout le FBI. - Je te l'ai dit, en mission, murmura Derns,
hébété.
- Mais où?
- Je n'ai pas le droit d'en parler... Dana, tu n'as aucune raison
d'être jalouse.
Le regard de Scully se durcit.
- Il ne s'agit pas de ça. Hier soir tu étais avec le Fumeur,
dans une casse de voitures.
Derns fronça les sourcils.
- Le Fumeur?
- Inutile de perdre du temps à mentir, je vous ai suivis.
- Alors pourquoi toutes ces questions? Je n'ai fait que remplir
une mission. Et le type qui était à mes côtés n'avait rien
d'une créature de rêve.
- Cet homme... a essayé plusieurs fois de me tuer. Il n'est pas
du FBI.
- Ne dis pas de bêtises, j'ai vu son bureau, fit-il en
s'approchant.
- Ne me touche pas! Et ne joue pas les imbéciles avec moi.
- Mais enfin, c'est un de mes supérieurs.
- Quel est son nom? Sa fonction?
- Il est du Département de Justice, c'est tout ce que je sais...
Scully s'éloigna.
- Dana, je t'en prie! s'exclama-t-il, la suivant. C'est vrai que
ce gars est bizarre, mais de là à...
Aux portes de l'ascenseur, Scully se retourna brusquement.
- Ne m'approche plus. Tout est fini agent Derns. Les gens qui
travaillent ici ont tous un nom et un matricule.
Il s'engouffra avec elle dans l'ascenseur.
- C'est pourtant lui qui m'a recruté.
- Je ne veux plus en entendre parler, dit-elle froidement, sans
le regarder.
- Et bien moi si! Je veux comprendre. Encore même que ce type ne
soit pas d'ici, il y a forcément sa place. Il est peut-être de
la CIA, ou du NSA, sinon il n'aurait pas droit d'accès. Je ne
vois pas où est le problème?
- Le problème, c'est qu'il t'a engagé pour me surveiller. Et
après avoir profité de moi, je te saurais gré de m'épargner
cette scène. J'ai fini de jouer.
Derns bloqua l'ascenseur entre deux étages.
- Tu es en plein délire paranoïaque Dana. On s'est rencontrés
à Longster. Je ne connaissais même pas ce... Fumeur.
- C'est ça, prends-moi pour une idiote. Nous ne sommes pas dans
le monde féerique de Walt Disney, Derns. Il t'engage pour
effectuer une transaction avec l'assassin de Jack, et toi tu
trouves ça tout à fait normal?
Elle remit l'ascenseur en marche, et le regarda dans les yeux.
Derns hésita un instant. Piqué une fois de plus par son
principal défaut.
- Je n'y ai pas réfléchi. J'avais juste besoin d'argent...
Scully se mordit la lèvre inférieure.
Leur destination approchant, Derns frappa sur le bouton du
dernier étage.
- Nom de Dieu Dana! Pour quoi me fais-tu passer?! Tu n'as rien à
voir avec tout ça, comment faut-il te le dire? D'ailleurs j'ai
reçu cette proposition bien après être passé chez toi. A la
limite traite moi d'agent ripoux, mais pas de salaud.
- Laisse-moi partir, dit simplement Dana.
Derns l'observa. Sur la défensive, elle semblait prête à
bondir à la moindre menace. Comme s'il avait l'intention de la
violenter... Il abdiqua en s'adossant contre la parois du fond.
Scully s'engagea dans le couloir et reconnut le Département
Comptable. Le royaume des litiges financiers. Il fallait qu'elle
localise leurs toilettes au plus vite.
Washington D.C. 21 Novembre, 22h45.
Peter contempla la ville par la fenêtre de la cuisine. Chaque
petits points lumineux représentait au moins une vie. Et combien
parmi elles s'étaient saoulées ce soir?
Un bouteille de whisky aux trois quarts vide en main, il jeta un
oeil las sur les cartons qui s'empilaient dans son appart.
C'était aussi bien qu'il n'ait pas déballé. Il en avait marre
de la Côte Est. Il avait toujours vécu dans la grisaille. Il
lui fallait un endroit chaud. La Californie, Santa Monica. Des
gens beaux, riches et bronzés.
Il vida son «J&B» d'une traite et ferma les yeux. Il
avait un mal au crâne infernal. Mais il ne parvenait pas à
s'évader de sa récente découverte : il n'y avait pas de
Fumeur. Son bureau n'était qu'une remise pour ordinateurs nazes.
Dana avait raison.. C'était peut-être même toutes ces
questions sur elle et Longster, lors de son entretien avec lui,
à Quantico, qui l'avait poussé à la revoir.
Il ouvrit la fenêtre pour s'y accouder. L'air frais lui fit
du bien. Il commençait à neiger. Les flocons, dans la nuit,
étaient du meilleur effet sur le lac Potomac.
Peter Derns s'effondra sur le carrelage marbré de son
domicile, dans un coma éthylique.
Epilogue. St Michaels, Maryland, 25 Novembre, 9h20.
Le Fumeur savourait un cigare en attendant l'arrivée de ses
collègues. Il s'estimait toujours en retard s'il arrivait moins
d'une demi-heure avant tout le monde.
Il s'amusa à l'idée que ses amis puissent arriver avant
qu'il n'ait fini son Havane. C'était un signe que les autres
curieusement, assimilaient aux problèmes. Les ennuis n'avaient
pourtant que l'importance qu'on leur accordait...
Finalement Derns était un bon à rien. Il avait quitté la
capitale comme si on y avait déclaré la peste, et s'était
réfugié à Philadelphie, où il avait fourbi ses premières
armes. Et où il ferait bien de ne pas faire de vagues...
Il baissa les yeux sur la couverture bleue défraîchie du
dossier de l'agent, sur lequel il avait noté l'adresse de Mme
Hagen - il ne connaissait pas encore son prénom - beaucoup plus
conciliante que Krycek.
En facilitant son arrestation, sur la bretelle
sud de la ville, Mulder lui avait rendu un fier service. Il
faudrait qu'il pense à lui renvoyer l'ascenseur un de ces
jours...
FIN