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L'été de mes 8 ans, j'appris dans des circonstances loin d'idéales que ma mère avait le cancer. Puis, un mois après mon 9é anniversaire, elle entrait en ambulance à l'Hôpital Jeffrey Hale, à Québec, avec moi dans la cabine en avant. Ce jour-là, -c'était la veille du 51é anniversaire de ma mère- ma vie insouciante et heureuse a pris un tournant pour le grave. Je n'avais alors plus tellement la tête à écrire des petites histoires. Pendant un an et demi, je n'ai plus rien fait d'autre qu'aller voir ma mère à l'hôpital. Je n'allais plus à mes cours et rares étaient les jours où je n'étais pas soit dans la chambre 525, soit dans les corridors en attente du docteur ou de résultats, soit dans le sous-sol de l'hôpital, un endroit en ciment peint en bleu pâle où je me réfugiais souvent, me recroquevillant pendant des heures dans une semi-pénombre à côté de ce qui me semblait être d'énormes fournaises qui faisaient beaucoup de bruit, comme des ventilateurs. Quand j'y repense, c'était probablement l'incinérateur. Je n'écrivais plus du tout à cette époque et je devins très troublée. C'est après la mort de ma mère que, si je peux employer cette expression, j'ai "disjoncté". J'ai carrément "disjoncté" de la vie et de la civilisation humaine. D'habitude, les petites filles de 10 ans apprennent ce que c'est que la mort d'abord en perdant un petit chien ou un petit chat, puis ils voient leur grand-père partir, ils prennent graduellement conscience du concept, mais pour moi ça a été assez brutal. Ma mère était pour ainsi dire le seul membre de ma famille, j'ai grandi toute seule avec elle presque la totalité du temps et nous étions très proches, presque comme deux soeurs. Elle m'avait beaucoup gâtée et materné car j'étais le seul de ses enfants sur 7 grossesses qui avait survécu. Quand ma mère a été enterrée, je me suis retrouvée toute seule sur la surface de la Terre. À ma peine s'ajouta un sentiment de rage et d'injustice que j'ai mis 7 ans à surmonter. Aussitôt après, j'ai décidé que je ne croyais plus en Dieu, ni en personne et que je ne laisserais plus jamais personne m'approcher. J'ai alors aussi décidé d'arrêter de parler. J'étais devenue comme un animal farouche, au vrai sens du terme. C'est alors que j'ai eu le réflexe spontané de me créer mon propre langage, comme les jeunes enfants. Toute ma vie, j'avais gardé certains mots que j'avais inventés et je m'en servais souvent pour me rassurer, pendant que ma mère était malade. Réfugiée dans ma bulle, il me vint naturellement un mot pour nommer telle chose, telle autre, je n'avais même pas à chercher. Ma langue était bien mieux que le français, et en plus, le meilleur, c'est que personne ne pouvait la comprendre (car j'ai la manie de parler tout haut, même en public, et je le fais parfois sans m'en rendre compte, surtout quand je suis bouleversée ou énervée, ce que j'étais à 100% 24h sur 24h à cette époque de ma vie...). Graduellement, en quelques semaines, j'avais composé un vocabulaire assez complet (tous les mots dont je me servais couramment). Si vous alliez dans ma chambre de l'époque, et que vous arrachiez la pellicule métallique qui recouvre les murs, vous y découvririez toute une liste de mots étranges. Je suis évidemment le seul être humain sur Terre à pouvoir parler cette langue, que j'ai nommée "sorlingaa" (littéralement "langue de frère ou soeur", frère et soeur étant le même mot, "sorh"), car je l'utilisais pour parler à mon frère jumeau (qui n'a pas vécu). J'ai toujours eu l'impression que l'âme de mon frère, en mourrant si près de moi, s'était infiltrée dans la mienne; je me suis aussi toujours sentie coupable de sa mort, comme si c'était moi qui, en prenant trop de place ou quelquechose du genre, avait causé sa mort.
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