bloch

MARC BLOCH

RÉFÉRENCE POUR LES CITATIONS #1 à #61 :

Auteur : Marc Bloch
Titre : Apologie pour le métier d'historien
Année de la 1e parution : 1944

Année de l'édition présente : 1997
Éditeur : Armand Colin
Lieu d'édition : Paris



1- « [...] e voudrais souligner l’extraordinaire capacité de l’historien à transformer son vécu présent en réflexion historique. On sait que ce grand don s’exprimera surtout dans la rédaction de L’Étrange Défaite, l’étude probablement la plus perspicace jusqu’à aujourd’hui des causes et des aspects de la défaite française de 1940. Marc Bloch a pensé l’événement à chaud et l’a analysé pratiquement en dehors de toute archive, de toute documentation qui semble nécessaire à l’historien ; il a pourtant fait œuvre d’historien et non de journaliste. Car même les meilleurs journalistes restent « collés » à l’événement. » préface de Jacques Le Goff, p.9


2- « Il reste encore à aller plus profond, car si les recherches sur les mentalités et les sensibilités ont amorcé cette descente des historiens dans les profondeurs de l’histoire, il y a encore beaucoup à faire. La psychanalyse prudemment évoquée par Marc Bloch ici et là dans ce livre et dans La Société Féodale n’a pas vraiment pénétré la réflexion des historiens. Un Alphonse Dupront, récemment disparu, « historien des profondeurs », dont l’œuvre encore en partie inédite se situe dans les marges de l’influence de Marc Bloch et des Annales, reste relativement isolé, et les tentatives d’histoire psychanalytique d’Alain Besançon et de Michel de Certeau, à qui les Annales des années soixante-dix avaient ouvert la tribune, demeurent sans postérité. » préface de J. Le Goff, p.16-17


3- « [...] trait traditionnel des historiens français. Ils n’ont pas pour la plupart – prudence ou défaut ? – du goût pour la philosophie en général et pour la philosophie de l’histoire en particulier. » préface de J. Le Goff, p.17


4- « Car je n’imagine pas, pour un écrivain, de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers. Mais une simplicité si haute est le privilège de quelques rares élus. » p.37


5- « Voilà donc l’historien appelé à rendre ses comptes. Il ne s’y hasardera qu’avec un peu de tremblement intérieur : quel artisan vieilli dans le métier, s’est jamais demandé, sans un pincement au cœur, s’il a fait de sa vie un sage emploi ? Mais le débat dépasse, de beaucoup, les petits scrupules d’une morale corporative. Notre civilisation occidentale tout entière y est intéressée. » p.38


6- « Car, à la différence d’autres types de culture, [notre civilisation occidentale] a toujours beaucoup attendu de sa mémoire. Tout l’y portait : l’héritage chrétien comme l’héritage antique. Les Grecs et les Latins, nos premiers maîtres, étaient des peuples historiographes. Le christianisme est une religion d’historiens. » p.38


7- « Personnellement, d’aussi loin que je me souvienne, [l’histoire] m’a toujours beaucoup diverti. Comme tous les historiens, je pense. Sans quoi, pour quelles raisons auraient-ils choisi ce métier ? Aux yeux de quiconque n’est point un sot, en trois lettres, toutes les sciences sont intéressantes. Mais chaque savant n’en trouve guère qu’une dont la pratique l’amuse. La découvrir pour s’y consacrer est proprement ce qu’on nomme vocation. » p.39


8- « Les lecteurs d’Alexandre Dumas ne sont peut-être que des historiens en puissance, auxquels manquent seulement d’avoir été dressés à se donner un plaisir pur et, à mon gré, plus aigu : celui de la couleur vraie. » p.39


9- « Gardons-nous de retirer à notre science sa part de poésie. Gardons-nous surtout, comme j’en ai surpris le sentiment chez certains, d’en rougir. Ce serait une étonnante sottise de croire que, pour exercer sur la sensibilité un si puissant appel, elle doive être moins capable de satisfaire aussi notre intelligence. » p.40


10- « Ce serait infliger à l’humanité une étrange mutilation que de lui refuser le droit de chercher, en dehors de tout souci de bien-être, l’apaisement de ses faims intellectuelles. » p.41


11- « Car il est une précaution dont les détracteurs ordinaires de l’histoire ne semblent pas s’être avisés. Leur parole ne manque ni d’éloquence, ni d’esprit. Mais ils ont, pour la plupart, omis de s’informer exactement de ce dont ils parlent. » p.42


12- « Mais l’histoire n’est pas l’horlogerie ou l’ébénisterie. Elle est un effort vers le mieux connaître : par suite une chose en mouvement. Se borner à décrire une science telle qu’elle se fait sera toujours la trahir un peu. Il est encore plus important de dire comment elle espère réussir progressivement à se faire. » p.42


13- « Les générations qui sont venues juste avant la nôtre, dans les dernières décades du XIXe siècle et jusqu’aux premières années du XXe, ont vécu comme hallucinées par une image très rigide, une image vraiment comtienne des sciences du monde physique. Étendant à l’ensemble des acquisitions de l’esprit ce schéma prestigieux, il leur semblait donc ne pouvoir exister de connaissance authentique qui ne dût aboutir à des démonstrations d’emblée irréfutables, à des certitudes formulées sous l’aspect de lois impérieusement universelles. » p.44


14- « [...] l’école sociologique fondée par Durkheim [...] À ce grand effort, nos études doivent beaucoup. Il nous a appris à analyser plus en profondeur, à serrer de plus près les problèmes, à penser, oserais-je dire, à moins bon marché. » p.44


15- « Aux simples curieux, non plus, je n’ai pas pensé qu’il fallût cacher des irrésolutions de notre science. Elles sont notre excuse. Mieux encore : elles font la fraîcheur de nos études. Nous n’avons pas seulement le droit de réclamer, en faveur de l’histoire, l’indulgence qui est due à tous les commencements. L’inachevé, s’il tend perpétuellement à se dépasser a, pour tout esprit un peu ardent, une séduction qui vaut bien celle de la plus parfaite réussite. » p.46


16- « Or cette étude des méthodes pour elles-mêmes constitue, à sa façon, une spécialité, dont les techniciens se nomment philosophes. C’est un titre auquel il m’est interdit de prétendre. À cette lacune de ma formation première, l’essai que voici perdra sans doute beaucoup : en précision de langage comme en largeur d’horizon. Je ne puis le présenter que pour ce qu’il est : le mémento d’un artisan qui a toujours aimé à méditer sur sa tâche quotidienne. » p.46-47


17- « Derrière les traits sensibles du paysage, les outils ou les machines, derrière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. Qui n’y parvient pas, ne sera jamais, au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » p.51


18- « Les faits humains sont, par essence, des phénomènes très délicats, dont beaucoup échappent à la mesure mathématique. Pour bien les traduire, par suite pour bien les pénétrer (car comprend-on jamais parfaitement ce qu’on ne sait dire ?), une grande finesse de langage, une juste couleur dans le ton verbal sont nécessaires. Là où calculer est impossible, suggérer s’impose. » p.52


19- « Réalité concrète et vivante, rendue à l’irréversibilité de son élan, le temps de l’histoire, au contraire, est le plasma même où baignent les phénomènes et comme le lieu de leur intelligibilité. » p.52


20- « La question, en un mot, n’est plus sa savoir si Jésus fut crucifié, puis ressuscité. Ce qu’il s’agit désormais de comprendre, c’est comment se fait-il que tant d’hommes autour de nous croient à la Crucifixion et à la Résurrection. » p.56


21- « Car, au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire. » p.57


22- « Le proverbe arabe l’a dit avant nous : « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. » Faute d’avoir médité cette sagesse orientale, l’étude du passé s’est parfois discréditée. » p.57


23- « Certains, estimant que les faits les plus voisins de nous sont, par là même, rebelles à toute étude vraiment sereine, souhaitent simplement épargner à la chaste Clio de trop brûlants contacts. Ainsi pensait, j’imagine, mon vieux maître. C’est, assurément, nous prêter une faible maîtrise de nos nerfs. C’est aussi oublier que, dès que les résonances sentimentales entrent en jeu, la limite entre l’actuel et l’inactuel est loin de se régler nécessairement sur la mesure mathématique d’un invervalle de temps. » p.59


24- « [...] l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la compréhension du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même. » p.61


25- « Aussi bien cette solidarité des âges a-t-elle tant de force qu’entre eux les liens d’intelligibilité sont véritablement à double sens. L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent. » p.63


26- « J’ai déjà rappelé l’anecdote : j’accompagnais, à Stockholm, Henri Pirenne. À peine arrivés, il me dit : « Qu’allons-nous voir d’abord ? Il paraît qu’il y a un hôtel de ville tout neuf. Commençons par lui. » Puis, comme s’il voulait prévenir un étonnement, il ajouta : « Si j’étais antiquaire, je n’aurais d’yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis un historien. C’est pourquoi j’aime la vie. » Cette faculté d’appréhension du vivant, voilà bien, en effet, la qualité maîtresse de l’historien. » p.63


27- « À la vérité, consciemment ou non, c’est toujours nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse, les éléments qui nous servent à reconstituer le passé : les noms mêmes dont nous usons afin de caractériser les états d’âmes disparus, les formes sociales évanouies, quel sens auraient-ils pour nous si nous n’avions d’abord vu vivre des hommes ? » p.64


28- « Un grand mathématicien ne sera pas moins grand, je suppose, pour avoir traversé les yeux clos le monde où il vit. Mais l’érudit qui n’a le goût de regarder autour de lui ni les hommes, ni les choses, ni les événements, il méritera peut-être, comme disait Pirenne, le nom d’un utile antiquaire. Il fera sagement de renoncer à celui d’historien. » p.64


29- « La vie est trop brève, les connaissances trop longues à acquérir pour permettre, même au plus beau génie, une expérience totale de l’humanité. Le monde actuel aura toujours ses spécialistes, comme l’âge de pierre ou l’égyptologie. Aux uns comme aux autres, on demande simplement de se souvenir que les recherches historiques ne souffrent pas d’autarcie. Isolé, aucun d’eux ne comprendra jamais rien qu’à demi, fût-ce à son propre champ d’études ; et la seule histoire véritable, qui ne peut se faire que par entraide, est l’histoire universelle. » p.65-66


30- « [...] il existe une expérimentation psychologique. Mais elle ne s’applique, en somme, qu’à l’individu. La psychologie collective lui est à peu près entièrement rebelle. On ne pourrait guère – on n’oserait guère, à supposer qu’on le pût – susciter délibérément une panique ou un mouvement d’enthousiasme religieux. » p.72


31- « Dans notre inévitable subordination envers le passé, nous nous sommes donc affranchis du moins en ceci que, condamnés toujours à le connaître exclusivement par ses traces, nous parvenons toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous faire connaître. C’est, à bien le prendre, ne grande revanche de l’intelligence sur le donné. » p.77


32- « Naturellement, il le faut, ce choix raisonné de questions, extrêmement souple, susceptible de se charger, chemin faisant, d’une multitude d’articles nouveaux, ouvert à toutes les surprises. Tel cependant qu’il puisse, dès l’abord, servir d’aimant aux limailles du document. L’itinéraire que l’explorateur établit, au départ, il sait bien, d’avance, qu’il ne le suivra pas de point en point. À ne pas en avoir, cependant, il risquerait d’errer éternellement à l’aventure. » p.78


33- « Il est bon, à mon sens, il est indispensable que l’historien possède au moins une teinture de toutes les principales techniques de son métier. Fût-ce seulement afin de savoir mesurer, à l’avance, la force de l’outil et les difficultés de son maniement. La liste des « disciplines auxiliaires » dont nous proposons l’enseignement à nos débutants est beaucoup trop courte. » p.80


34- « Cette méthode suppose le consentement au travail par équipes. Elle exige aussi la définition préalable, par accord commun, de quelques grands problèmes dominants. Ce sont des réussites dont nous nous trouvons encore beaucoup trop loin. Elles commandent pourtant, dans une large mesure, n’en doutons pas, l’avenir de notre science. » p.80


35- « Tout livre d’histoire digne de ce nom devrait comporter un chapitre ou, si l’on préfère, insérée aux points tournants du développement, une suite de paragraphes qui s’intitulerait à peu près : « Comment puis-je savoir ce que je vais vous dire ? » Je suis persuadé qu’à prendre connaissance de ces confessions, même les lecteurs qui ne sont pas du métier éprouveraient un vrai plaisir intellectuel. Le spectacle de la recherche, avec ses succès et ses traverses, est rarement ennuyeux. C’est le tout fait qui répand la glace et l’ennui. » p.82


36- « Notre civilisation aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation, érigée en méthode d’action et presque en bourgeoise vertu, cédera la place au goût du renseignement, c’est-à-dire, nécessairement, des échanges de renseignements. » p.84-85


37- « Entre les causes qui font le succès ou l’échec de la poursuite des documents et les motifs qui nous rendent ces documents désirables, il n’y a, ordinairement, rien de commun : tel est l’élément irrationnel, impossible à éliminer, qui donne à nos recherches un peu de ce tragique intérieur où tant d’œuvres de l’esprit trouvent peut-être, avec leurs limites, une des raisons secrètes de leur séduction. » p.85


38- « De même la critique de simple bon sens, qui a été longtemps la seule pratiquée, qui, d’aventure, séduit certains esprits, ne pouvait mener bien loin. Qu’est-ce, en effet, le plus souvent, que ce prétendu bon sens ? Rien d’autre qu’un composé de postulats irraisonnés et d’expériences hâtivement généralisées. » p.88


39- « Ayant les hommes pour objet d’étude, comment, si les hommes manquent à nous comprendre, n’aurions-nous pas le sentiment de n’accomplir qu’à demi notre mission ? Peut-être, d’ailleurs, ne l’avons-nous point, en réalité, parfaitement remplie. L’ésotérisme rébarbatif où les meilleurs parfois d’entre nous persistent à s’enfermer ; dans notre production de lecture courante, la prépondérance du triste manuel, que l’obsession d’un enseignement mal conçu, substitue à une véritable synthèse ; la pudeur singulière qui, aussitôt sortis de l’atelier, semble nous interdire de mettre sous les yeux des profanes les nobles tâtonnements de nos méthodes : toutes ces mauvaises habitudes, nées de l’accumulation de préjugés contradictoires, compromettent une cause pourtant belle. Elles conspirent à livrer, sans défense, la masse des lecteurs aux faux brillants d’une histoire prétendue, dont l’absence de sérieux, le pittoresque de pacotille, les partis pris politiques pensent se racheter par une immodeste assurance [...] »p.92


40- « L’historien n’est pas, il est de moins en moins ce juge d’instruction un peu grincheux dont certains manuels d’initiation, si l’on n’y prenait garde, imposerait aisément la désobligeante image. Il n’est pas devenu, sans doute, crédule. Il sait que ses témoins peuvent se tromper ou mentir. Mais, avant tout, il se préoccupe de les faire parler, pour les comprendre. Ce n’est pas un des moins beaux traits de la méthode critique que d’avoir réussi, sans rien modifier de ses premiers principes, à continuer de guider la recherche dans cet élargissement. » p.94


41- « Or, aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes. Telles, vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, les générations préromantiques et romantiques [...] Le Moyen Âge, surtout du VIIIe au XIIe siècle, présente un autre exemple de cette épidémie collective [...] À sa foi comme à son droit, le Moyen Âge ne connaissait d’autre fondement que la leçon de ses ancêtres. Le romantisme souhaitait s’abreuver à la source vive du primitif, autant que du populaire. Ainsi les périodes les plus attachées à la tradition ont été aussi celles qui prirent avec son exact héritage le plus de libertés. Comme si, par une singulière revanche d’un irrésistible besoin de création, à force de vénérer le passé, on était naturellement conduit à l’inventer. » p.98


42- « Au mois de juillet 1857, le mathématicien Michel Chasles communiqua à l’Académie des sciences tout un lot de lettres inédites de Pascal, que lui avait vendues son fournisseur habituel, l’illustre faussaire Vrain-Lucas. Il en ressortait que l’auteur des Provinciales avait, avant Newton, formulé le principe de l’attraction universelle. Un avant anglais s’étonna. Comment expliquer, disait-il en substance, que ces textes fassent état de mesures astronomiques effectuées bien des années après la mort de Pascal et dont Newton lui-même n’eut connaissance qu’une fois publiées les premières éditions de son ouvrage ? Vrain-Lucas n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il se remit à son établi ; et bientôt réarmé par ses soins, Chasles put produire de nouveaux autographes. Pour signature, ils avaient, cette fois, Galilée ; pour destinataire Pascal. Ainsi l’énigme était éclaircie : l’illustre astronome avait fourni les observations, Pascal, les calculs. Le tout, des deux parts, secrètement. Il est vrai : Pascal, à la mort de Galilée, n’avait que dix-huit ans. Mais quoi ! Ce n’était qu’une raison de plus d’admirer la précocité de son génie. » p.98


43- « On interpole, généralement, par intérêt. On brode, souvent, pour orner. » p.99


44- « Voyez l’épisode célèbre de « l’avion de Nuremberg ». Encore que le point n’ait jamais été parfaitement éclairci, il semble bien qu’un avion commercial français survola la ville peu de jours avant la déclaration de guerre. Il est probable qu’on le prit pour un appareil militaire. Il n’est pas invraisemblable que, dans une population déjà en proie aux fantômes de la mêlée prochaine, le bruit se soit alors répandu de bombes, ça et là jetées. Il est sûr pourtant qu’il n’en fut point lancé ; que les gouvernants de l’Empire allemand possédaient tous les moyens de réduire ce faux bruit à néant ; que, par suite, en l’accueillant sans contrôle, pour en faire un motif de guerre, ils ont proprement menti. Mais sans rien imaginer. Ni même, peut-être, sans avoir d’abord une conscience très claire de leur imposture. L’absurde rumeur fut crue parce qu’il était utile de la croire. » p.100


45- « Comment, d’autre part, chez les chroniqueurs, prendre désormais au sérieux les grands morceaux descriptifs, les peintures minutieuses des costumes, des gestes, des cérémonies, des épisodes guerriers ; par quelle routine obstinée conserver la moindre illusion sur la véracité de tout ce bric-à-brac, dont se repaissait le menu fretin des historiens romantiques, alors qu’autour de nous pas un témoin n’est en mesure de retenir correctement, dans leur intégralité, les détails sur lesquels on a si naïvement interrogé les vieux auteurs ? » p.102


46- « Des relations fréquentes entre les hommes rendent aisée la comparaison entre les divers récits. Elles excitent le sens critique. Au contraire, on croit fortement le narrateur qui, à longs intervalles, apporte, par des chemins difficiles, les rumeurs de terres lointaines. » p.107


47- « En fait l’histoire de l’écriture retarde, étrangement, sur celle du langage. » p.109


48- « Mais cette uniformité, telle que nous nous la représentons, se tient à des caractères très généraux. Elle suppose, pensons-nous, en quelque sorte elle englobe, aussitôt qu’on pénètre plus avant dans le réel, un nombre de combinaisons possibles trop proche de l’infini pour que leur répétition spontanée soit concevable : il y faut un acte volontaire d’imitation. Si bien qu’au bout du compte, la critique du témoignage s’appuie sur une instinctive métaphysique du semblable et du dissemblable, de l’Un et du Multiple. » p.111


49- « Le jour où un nouveau Vrain-Lucas [n.c. grand falsificateur du XIXe siècle], jetant sur la table de l’Académie une poignée d’autographes, prétendra nous prouver que Pascal inventa, avant Einstein, la relativité généralisée, tenons-nous pour assurés d’avance que les pièces seront fausses. Ce n’est pas que Pascal fût incapable de trouver que ne trouvaient pas ses contemporains. Mais la théorie de la relativité prend son point de départ dans un long développement antérieur de spéculations mathématiques ; si grand fût-il, aucun homme ne pouvait, par la seule force de son génie, suppléer à ce travail des générations. » p.114


50- « L’historien qui s’interroge sur la probabilité d’un événement écoulé, que tente-t-il, en effet, sinon de se transporter par un mouvement hardi de l’esprit, avant cet événement même, pour en jauger les chances telles qu’elles se présentaient à la veille de son accomplissement ? » p.116


51- « Quelle était la probabilité pour que Napoléon naquît ? pour qu’Adolf Hitler, soldat en 1914, échappât aux balles françaises ? Il n’est pas interdit de se divertir à ces questions. À condition de ne les prendre que pour ce qu’elles sont réellement : de simples artifices du langage destinés à mettre en lumière, dans la marche de l’humanité, la part du contingence et d’imprévisibilité. » p.116


52- « Ne disons pas : telle était naturellement l’attitude de cette foule crédule dont, jusqu’aux jours où nous sommes, la masse pesante, mêlée, hélas ! de plus d’un demi-savant menace constamment d’entraîner nos fragiles civilisations vers d’affreux abîmes d’ignorance ou de folies. Les plus fermes intelligences n’échappaient pas alors [à la Renaissance], elles ne pouvaient pas échapper au préjugé commun. Racontait-on qu’un pluie de sang était tombée ? C’est donc qu’il y a des pluies de sang. Montaigne lisait-il, dans ses chers anciens, telle ou telle baliverne sur le pays dont les habitants naissent sans tête ou sur la force prodigieuse du poisson remora ? Il les inscrivait sans sourciller parmi les arguments de sa dialectique : si capable qu’il fût de démonter ingénieusement le mécanisme d’un faux bruit, les idées reçues le trouvaient beaucoup plus méfiant que les faits soi-disant attestés. » p.122


53- « En notre époque, plus que jamais exposée aux toxines du mensonge et du faux bruit, quel scandale que la méthode critique manque à figurer, fût-ce dans le plus petit coin des programmes d’enseignement ! Car elle a cessé de n’être que l’humble auxiliaire de quelques travaux d’atelier. Elle voit s’ouvrir, désormais, devant elle des horizons beaucoup plus vastes ; et l’histoire a le droit de compter parmi ses gloires les plus sûres d’avoir ainsi, en élaborant sa technique, ouvert aux hommes une route nouvelle vers le vrai et, par la suite, le juste. » p.123


54- « Or longtemps l’historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme. Il faut croire que cette attitude répond à un instinct puissamment enraciné. Car tous les maîtres qui ont eu à corriger des travaux d’étudiants savent combien ces jeunes gens se laissent difficilement dissuader de jouer, du haut de leurs pupitres, les Minos et les Osiris. » p.125


55- « Encore, si le jugement ne faisait que suivre l’explication, le lecteur en serait quitte pour sauter la page. Par malheur, à force de juger, on finit, presque fatalement, par perdre jusqu’au goût d’expliquer. Les passions du passé mêlant leurs reflets aux partis pris du présent, le regard se trouble sans recours [...] » p.125


56- « Aussi bien, pour pénétrer une conscience étrangère que sépare de nous l’intervalle des générations, il faut presque dépouiller son propre moi. Pour lui dire son fait, il suffit de rester soi-même. L’effort est assurément moins rude. Combien il est plus facile d’écrire pour ou contre Luther que de scruter son âme. » p.126


57- « Là-dessus, que m’importe la décision attardée d’un historien ? Nous lui demandions seulement de ne pas s’hypnotiser sur son propre choix au point de ne plus concevoir qu’un autre, jadis, eût été possible. La leçon du développement intellectuel de l’humanité est pourtant claire : les sciences se sont toujours montrées d’autant plus fécondes et, par suite, d’autant plus serviables, finalement, à la pratique, qu’elles abandonnaient, plus délibérément, le viel anthropocentrisme du bien et du mal. » p.126


58- « Notre général a-t-il, par hasard, conduit volontairement ses troupes à la défaite ? On n’hésitera pas à avancer qu’il a trahi : parce que, tout bonnement, c’est ainsi que la chose s’appelle. Il y aurait, de la part de l’histoire, une délicatesse un peu pédante à repousser le secours du simple et droit lexique de l’usage commun. Restera ensuite à rechercher ce que la morale commune du temps ou du groupe pensait d’un pareil acte. La trahison peut être, à sa façon, un conformisme : témoin les condottieres de l’ancienne Italie. » p.127


59- « Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : « comprendre ». Ne disons pas que le bon historien est étranger aux passions ; il a du moins celle-là. Mot, ne nous le dissimulons pas, lourd de difficultés, mais aussi d’espoirs. Mot, surtout, chargé d’amitié. Jusque dans l’action, nous jugeons beaucoup trop. Il est commode de crier « au poteau ! ». Nous ne comprenons jamais assez. Qui diffère de nous – étranger, adversaire politique – passe, presque nécessairement, pour un méchant. Même pour conduire les inévitables luttes, un peu plus d’intelligence des âmes serait nécessaire ; à plus forte raison pour les éviter, quand il en est encore temps. L’histoire, à condition de renoncer elle-même à ses faux airs d’archange, doit nous aider à guérir ce travers. Elle est une vaste expérience de variétés humaines, une longue rencontre des hommes. » p.127


60- « Un érudit, pourtant, qui n’aurait rencontré la monnaie que vers l’an mil, je ne pense pas qu’il parviendrait aisément à saisir les originalités mêmes de son emploi, à cette date. C’est ce qui justifie certaines spécialisations, en quelque sorte, verticales : dans le sens, cela va de soi, infiniment modeste où les spécialisations sont jamais légitimes, c’est-à-dire comme remèdes contre le manque d’étendue de notre esprit et la brièveté de nos destins. » p.129


61- « Pourquoi avoir peur des mots ? Aucune science ne saurait dispenser d’abstraction. Pas plus, d’ailleurs, que d’imagination. Il est significatif, soit dit en passant, que les mêmes esprits, qui prétendent bannir la première, manifestent généralement envers la seconde une égale mauvaise humeur. C’est, des deux parts, le même positivisme mal compris [...] Un nom abstrait ne représente jamais qu’une étiquette de classement. Tout ce qu’on a le droit d’exiger de lui est qu’il groupe les faits selon un ordre utile à leur


Retour aux auteurs