Matthias Zschokke est un auteur qui s'arrange toujours pour se mettre en travers des tendances du moment, qui avance à pas feutrés en évitant tous les sentiers battus. Sur un mode aussi comique que mélancolique, il accomplit le travail de deuil que les imbus de pouvoir et les agents en relations médias s'efforcent d'esquiver en s'activant. Et voilà qu'il a inventé le personnage d'une commissaire chantante pour attirer son public non pas dans un traquenard, mais sur des sentiers de réflexion qui avancent à contre-courant… Matthias Zschokke prend, et nous accorde aussi, le temps nécessaire pour présenter nos déséquilibres de vie sous un jour empli de compréhension. C'est pour cela qu'il aime les naufragés bavards de l'existence, comme cette commissaire toute occupée à supporter la vie et qui tente d'atteindre l'essence des vibrations du bonheur flottant.
Klaus Völker
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SAMEDI CULTUREL : «Etre Suisse à Berlin me permet de rester à l'écart»
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LETTRES ALEMANIQUES. Depuis vingt ans qu'il a choisi de vivre en Allemagne, Matthias Zschokke explore tous les registres de l'écriture: roman, nouvelle, théâtre, cinéma ou reportage. Rencontre avec un auteur profondément original.
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Si le temps qui passe hante les navigateurs en eau douce du Bonheur flottant, il ne semble guère avoir de prise sur Matthias Zschokke. Difficile de croire que ce jeune homme, le frère de Max, à peine griffé par la vie, aura 48 ans en octobre. Depuis ce livre scintillant, premier Prix Walser en 1981, traduit chez Zoé en 1988, une œuvre s'est constituée par éclats: des romans, des nouvelles, trois films, hélas très mal distribués,
des pièces de théâtre: L'Heure bleue, monté par Martine Paschoud en 1993, L'Ami riche, par Philippe Mentha en 1999, et cette Commissaire chantante (lire ci-dessous) que l'auteur met en scène à Genève, lui qui a commencé par être comédien chez Peter Zadek à Bochum. Ce spectacle, la parution en français de Bonheur flottant, et celle en allemand, d'un livre de récits: trois raisons bienvenues de rencontrer un auteur suisse au talent profondément original. Samedi Culturel: Vous vivez depuis plus de vingt ans à Berlin. Vous sentez-vous encore Suisse? Matthias Zschokke: Plus que jamais! Je me ressens comme Suisse dans le cœur, ça me détermine. Actuellement, en Allemagne, on ne croit plus trop à l'idée européenne. L'arrivée de l'euro, la perte des symboles nationaux, tous ces pays pauvres pour lesquels il faut payer, cela crée une atmosphère de crise. Etre Suisse me permet de rester à l'écart: je ne représente rien, je peux juste être Matthias Zschokke. Dans les quelques lectures publiques que je fais, je me rends bien compte que le public alémanique réagit plus fort que l'allemand, alors que je crois décrire des sentiments universels! Comment votre rapport à la ville a-t-il évolué? Berlin a changé, il y a une nouvelle vie culturelle, plus d'argent aussi, c'est très sensible. Mais je ne fréquente pas ces lieux, je vis très retiré. Le public est conservateur; la scène artistique n'est pas très novatrice, les critères de rentabilité prédominent. Zurich est beaucoup plus intéressant. Bon, je suis quand même content de pouvoir boire un vrai café maintenant! Mais ce que j'aime vraiment dans cette ville immense, c'est l'espace, la liberté. Il y a de la place partout, on ne gêne personne. L'argent est un thème récurrent chez vous. Il rend les rapports difficiles entre ceux qui en ont et les autres, obère les amitiés. Comment vous débrouillez-vous en tant qu'auteur indépendant? Comme je manque d'argent, j'y pense beaucoup, forcément! C'est quelque chose dont on ne peut pas parler, un non-dit. Je ne viens pas d'une famille riche et je gagne peu, mais comme je suis Suisse, on me croit fortuné! Je suis fasciné par les contrastes, l'extrême richesse qu'on côtoie dans les Rues-Basses à Genève, par exemple, et la grande pauvreté juste à côté. Regardez cette chemise, je l'ai payée 5 francs dans une brocante. Elle vient d'un grand chemisier. J'ai été le voir, il m'a raconté des histoires extraordinaires sur la provenance des tissus, les exigences des clients. Il y a un luxe accessible. J'écris, je n'ai rien appris d'autre. Je fais parfois des reportages pour le Tages-Anzeiger. J'ai découvert ainsi que la contrainte de la commande peut être intéressante. Quant au théâtre, c'est de plus en plus difficile: je fais surtout un travail sur la langue alors qu'on demande de l'action. Le public veut être diverti. Moi, je ne peux qu'établir des constats. Aux gens de penser par eux-mêmes! Mais cela rend la vie matérielle plus compliquée. Et le cinéma? Il vaut mieux l'oublier: les films que je fais coûtent de l'argent plutôt qu'ils n'en rapportent. Les bobines du dernier, Erhöhte Waldbrandgefahr, dorment sous mon lit. Qu'est devenu Max, le jeune homme qui vous ressemblait, plein de désirs et d'illusions? Il a vingt ans de plus. Il n'est pas amer mais très sérieux. Toujours plus réservé. On ne se retire pas parce qu'on est blessé par la vie, mais parce qu'il devient de plus en plus difficile d'écrire. Des auteurs comme Canetti, Borges ou Pinget ont fini par se taire. En lisant davantage, on voit que d'autres ont mieux exprimé ce qu'on voudrait dire. Cela rend timide, on n'est plus un jeune écrivain sans scrupule. Il faut rechercher l'expression absolument adéquate, la sensation juste. Je crois avoir réussi cela dans certaines pages de mon dernier livre, mais il faut toujours chercher une précision plus grande. Cela mène à un minimalisme: j'aime atteindre le squelette de la narration. Mais peut-être faudra-t-il ouvrir à nouveau, revenir à plus de chair. J'aimerais bien écrire un best-seller, mais je n'y arrive pas! Sur scène ou dans vos livres, vos personnages parlent par monologues. Ils ne semblent plus croire à l'amitié ni à l'amour. D'où vient cette mélancolie? Je ne trouve pas qu'ils soient dépressifs. Ils sont honnêtes, c'est tout. J'aime installer des êtres qui n'ont pas besoin de croire, qui ne se sentent pas obligés d'exercer une «pensée positive». Ils ne font plus semblant, mais apprécient de se réchauffer un peu les uns aux autres. Ce n'est pas facile de vivre, mais on y parvient quand même pas si mal! Le pouvoir de la littérature est d'apprendre à ne pas juger trop vite, à regarder les détails avec tendresse et précision, un moineau, une fenêtre, des gens. Un de vos romans s'intitule «ErSieEs», les trois genres en un seul être. Pourquoi l'identité sexuelle de vos personnages est-elle souvent floue? J'entretiens l'espoir romantique qu'il y a un noyau commun à tous les humains. Ce qui distingue les hommes et les femmes est très superficiel. A un niveau plus fondamental, nous sommes tous pareils. Moi-même, je me sens très attiré par des écritures féminines: Virginia Woolf, Clarisse Lispector, Alice Rivaz. |
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Date de parution: | Vendredi 12 avril 2002 |
Auteur: | Lisbeth Koutchoumoff |