|
Élias Atallah fait partie de ces
personnalités atypiques sur la scène politique, qui dégagent une aura
particulière. Son regard est celui d’un pur et dur, d’un militant. L’homme,
qui a été responsable du Front national de la résistance libanaise (FNRL)
contre Israël, et qui a été membre du bureau politique du Parti communiste
libanais (PCL) jusqu’en 1987, correspond parfaitement au profil du
résistant.
M. Atallah et plusieurs autres intellectuels de gauche, parmi lesquels Samir
Kassir, Élias Khoury, Ziyad Majed et Hassan Krayem, sont actuellement sur le
point de créer un nouveau parti de gauche, « Pour une gauche démocratique ».
Le comité de formation de ce parti en gestation a déjà publié un communiqué
début février accusant Damas d’avoir sciemment marginalisé la gauche à
partir de 1984.
Élias Atallah évoque plusieurs facteurs pour expliquer la décomposition de
la gauche : « Au niveau politique, la gauche tout entière a été marginalisée
en raison des forces influentes à partir de cette période, en l’occurrence
la Syrie. Nous avons été empêchés de participer au dialogue national qui
s’est déroulé à Taëf. »
« En résistant à Israël, nous ne faisions que remplir nos devoirs, dans la
mesure où chaque pays occupé a le devoir de résister à l’occupant. La
création du FNRL répondait à un sentiment national, au-delà de toutes les
fractions sociales et communautaires. Par conséquent, nous ne recherchions
pas des compensations. C’était la première fois, dans l’histoire des pays
arabes, qu’on ne se soumettait pas à la défaite militaire et qu’on comptait
sur la volonté du peuple. Les expériences arabes précédentes répondaient au
processus suivant : le régime se battait au nom de son peuple. Dès qu’il
était battu, il signait un armistice. Dès lors, le peuple était réduit au
silence par la déclaration de l’état d’urgence. Le droit à
l’autodétermination était bafoué. Nous avons brisé cette règle »,
affirme-t-il. « C’était une expérience réussie. Mais à laquelle les forces
alliées de Damas sur le terrain ont répondu par de l’hostilité »,
précise-t-il.
Pourquoi la gauche a-t-elle été écartée de la scène politique ? « De par sa
structure, la gauche œuvrait de facto en faveur de l’unité du pays. Elle ne
s’attardait pas sur des questions en rapport avec la nature du régime, mais
sur un point susceptible d’unir et concernant tous les Libanais : la
libération. Or les forces qui aspirent à l’hégémonie et à la domination ne
voyaient pas d’un bon œil cette volonté d’établir l’unité interne. Il y a eu
des tentatives de confier progressivement ce rôle de libérateur à des forces
bien moins susceptibles d’unir les Libanais que la gauche. De plus, la
gauche n’est pas du genre à être facilement amadouée, apprivoisée. Elle ne
reçoit pas des ordres facilement », répond-il. « C’est sous la pression et
en raison de sa volonté à se trouver un rôle que le PCL est devenu ce qu’il
est actuellement. Ce qui est grave, à partir du moment où les responsables
reçoivent un mandat qui n’émane pas du peuple, ils deviennent partie au
processus qui brime leur peuple. » Élias Atallah évoque, pour justifier ses
propos, l’expérience défectueuse de l’après-Taëf à tous les niveaux.
Qui assume la responsabilité de ces choix ? « Certaines personnes au sein du
parti. Mais je ne suis pas là pour polémiquer. »
Est-ce désormais Élias Atallah vs Georges Haoui, comme certains le
prétendent, à l’instar du ministre d’État Assem Kanso ? « Jamais. Il n’y a
aucun problème personnel entre nous deux. On ne m’a jamais interdit
d’accéder à un poste au sein du PCL. C’est moi qui ai décidé de démissionner
de la direction de la Résistance en juin 1987, puis du bureau politique du
PCL. J’ai refusé d’assumer d’autres fonctions : je n’étais pas d’accord avec
la ligne politique suivie. J’ai essayé, mais en vain, de modifier cette
ligne. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait des pratiques
antidémocratiques pour empêcher tout changement au niveau de cette ligne. »
Le communiqué publié par le comité transitoire de formation du nouveau parti
mentionne l’assassinat de quatorze cadres du PCL par « des forces alliées à
Damas ». L’idéologue du parti, Mahdi Amel, assassiné en 1987, fait-il partie
de cette liste ? « Oui. Il y a aussi Hussein Mroué. Et Souhail Tawil,
directeur de la rédaction du quotidien al-Nida’. Et aussi Khalil Naouss. Le
but était de terroriser le parti, de briser sa volonté. Mais ce n’est pas à
moi de déterminer l’auteur de ces crimes. C’est à la justice de le faire. Je
n’ai pas à formuler des accusations sans preuves concrètes. C’est la justice
qui est responsable de faire la lumière sur le sort de tout Libanais
disparu. Personne ne peut venir nous accuser de lancer des accusations
contre telle ou telle partie, de porter atteinte à la réputation de tel ou
tel État. Ce que nous sommes en train de dire, c’est qu’il y avait une
partie qui voyait notre action d’un mauvais œil. Et c’est à cet instant
précis que les assassinats se sont produits. Nous ne tomberons pas dans le
piège du formalisme judiciaire, qui est le violon d’Ingres des services de
renseignements. »
Q. Ces partis prosyriens œuvraient-ils pour marginaliser le PCL, qui n’a pas
joué de rôle prépondérant à Taëf ?
« Le PCL n’a pas joué de rôle sous la pression. Je peux constater une
attitude, un comportement. Nous devions peiner pour réaliser nos actions de
résistance, en raison de la “privatisation” de la sécurité des régions
(contrôlées chacune par une milice). C’est la première fois qu’un peuple
doit souffrir “du dedans” pour pouvoir libérer son territoire, pour
atteindre les forces d’occupation. Les membres du FNRL devaient peiner pour
atteindre la “ceinture de sécurité”. Ils étaient agressés au quotidien par
les forces qui contrôlaient les régions. C’est pour cela que j’ai quitté le
parti et la résistance, en 1987. Il n’y a pas eu, au niveau de la
résistance, la création d’un front uni. Au contraire, certains courants ont
été éloignés en faveur d’autres. Et, dans l’esprit de ceux qui ont
marginalisé la gauche, cela était lié à la vision qu’ils avaient de l’avenir
du Liban. Il fallait paver la voie à la logique de l’instrumentalisation au
service des forces de facto qui allaient diriger le pays. Il fallait
diffuser la culture de la servitude et de l’élimination, lesquelles vont
toujours de pair », souligne Élias Atallah. « Et, pour revenir au présent,
cela se poursuit par un processus d’élimination et de marginalisation adopté
à l’encontre des courants politiques insatisfaits de la coalition de fait
libano-syrienne. L’opposition est victime de ce processus. C’est pourquoi la
MTV a été fermée. Tout se recoupe. Une même ligne politique est à l’origine
de tout cela. Moi, qui ai lutté pour libérer mon pays dans l’optique d’un
pouvoir libre, je n’accepte pas que le Liban devienne un terrain de manœuvre
», poursuit-il.
Fait-il allusion à ce que le courant aouniste appelle la « syrianisation » ?
« Oui, mais ce n’est pas seulement cela. Les Libanais qui ont cherché à
tirer profit de la situation et le pouvoir n’assument-ils pas une part de
responsabilité ? La présence syrienne est active, mais il existe aussi des
forces politiques qui participent à l’édification du pouvoir de fait. Il y a
aussi d’autres facteurs qui ont abouti à la désagrégation du parti :
l’effondrement de l’Union soviétique et des régimes arabes. Pouvions-nous en
effet poursuivre dans le modèle soviétique, après l’effondrement de l’URSS ?
Cela aurait été défier la logique et le processus de développement. Il
fallait aussi revoir les concepts arabes. Qu’entend-on par umma arabe, par
unité et appartenance arabes ? Ce sont les régimes arabes, autoproclamés
comme les responsables du mouvement nationaliste, qui ont porté et
continuent de porter atteinte à l’arabité », indique Atallah.
Pourquoi le PCL recherche-t-il une alliance avec le pouvoir, s’il n’est pas
bien perçu par ce dernier ?
« Il essaye de parvenir à une alliance. Il est rejeté mais consentant. C’est
un amour à sens unique, qui n’est pas partagé. En réalité, la décision a été
prise de nous marginaliser, de nous expulser de la résistance. Nous avons
été effacés. Cela s’est poursuivi tout récemment, avec la libération des
détenus en Israël (le PCL n’avait pas été invité à la cérémonie officielle).
La gauche, dans ses diverses composantes, aurait dû organiser une autre
cérémonie, à Sanayeh, lieu de la première action de résistance à Israël,
sans demander justice à ces nouveaux libérateurs, les Karim Pakradouni,
Rafic Hariri, Michel Samaha ou la présidence de la République. Nous l’avons
proposé au parti, mais ils n’en ont pas tenu compte. Ils ont préféré aller
attendre aux portes des aéroports. Comment peut-on célébrer avec ceux qui
vous ont marginalisés ? »
Selon Élias Atallah, « les propos des membres du parti ressemblent aux
propos des gens du pouvoir entre eux ». Il en veut pour preuve le IXe
congrès du parti, qui a « mis fin à toute tentative de dialogue interne ». «
Ils changent de discours en fonction de leurs intérêts, à l’instar de
Georges Haoui », indique-t-il. Que pense-t-il du projet de congrès national
de dialogue et de réconciliation de Georges Haoui ? « C’est du folklore. On
ne sait pas qui il regroupe. Il dit qu’il s’en sert au niveau médiatique. Un
congrès sous parrainage syrien et libanais: il faut deux stades de football
pour pouvoir réunir ceux qui devraient y participer ! L’idée et l’objectif
sont nobles, mais la manière avec laquelle elle est mise en pratique est
bien peu sérieuse. »
Évoquant les lignes principales de son mouvement, Élias Atallah parle de
pluralisme, de lutte contre la centralisation au niveau de la décision et
contre la servitude, de respect de l’individu et de la Déclaration des
droits de l’homme. « Il faut par ailleurs briser l’idée selon laquelle il
existe une seule gauche légale, soviétique, dogmatique, orthodoxe », dit-il.
Quant aux priorités du mouvement, il n’y en a pas. « Tout est lié, imbriqué,
en corrélation. Souveraineté, confessionnalisme, réformes, respect de la
Constitution, justice sociale, renouvellement de la classe politique.
Malheureusement, l’état de fait nous a obligés à mener une bataille sur tous
les fronts. À titre d’exemple, comment régler la question de l’UL, avec les
ingérences des SR au niveau de la nomination des doyens ? Comment régler le
dossier de l’agriculture, lorsque le problème principal à ce niveau est en
rapport avec la violation des frontières, que le pseudo-pouvoir en place
n’empêche pas ? », s’interroge-t-il enfin. |