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Texte par Camille Videcoq sur le travail de Tove Krabo.

 

<the chatroom 01 - la description>

"J'étais sincère quand je parlais d'une recherche à partir de cette révélation «que tout homme est tout autre et moi comme tous les autres» - mais je savais que j'écrivais cela aussi afin de me défaire de l'érotisme, pour tenter de le déloger de moi, pour l'éloigner en tous cas".
Jean Genet

Phénomène chat
Nous n'ignorons pas ce que l'usage répété de ce terme anglo-saxon tout au long de l'article pourra avoir de troublant pour les lecteurs francophones ; ils devront s'efforcer de lutter contre l'invasion des images félines qui pourraient venir malencontreusement parasiter leur lecture. Cependant, avec le développement du phénomène qu'il désigne, l'usage du terme anglais s'est suffisemment généralisé dans toutes les langues pour que nous choisissions de ne pas recourir à une traduction qui risquerait d'alourdir quelque peu le texte.

«Chat» = discussion légère, plutôt improvisée, à bâton rompu.

Les chatrooms sont des lieux virtuels de rencontre et de discussion, on peut s'y donner rendez-vous ou passer à l'improviste. Toujours plus nombreux sur la toile du WWW, ces nouveaux espaces de sociabilité occupent un statut intermédiaire entre espace public et sphère privée. Ce qui leur vaut de bénéficier d'un intérêt prudent de la part de qui veut y voir un symptôme du nouveau mode de fonctionnement de nos sociétés. Il importe de souligner d'emblée la particularité de la pratique du chat qui se distingue des autres usages du médium internet par son caractère apparamment improductif : le chat ne vise pas à proprement parler l'échange d'informations, mais, en premier lieu, la rencontre. Le «contact» compris dans sa dimension la plus essentielle est porté à un degré de valeur absolue.

Pour certains artistes, le chat fait écho à leurs préoccupations concernant la question des rapports qui existent et peuvent exister entre la production artistique et le champs social. Il en résulte des démarches qui tendent à favoriser une approche processuelle de la création, passant généralement par une investigation accrue des ressources des nouveaux médias.

<the chatroom 01 - la description>, assumant pleinement son inscription dans le champ de la vidéo, propose une approche singulière de ces phénomènes, qui se distingue nettement de celle que développent des œuvres appartenant au registre du "computer art". En associant la dimension traditionnelle du rapport à l'objet filmique à la mise en œuvre d'un processus de création expérimental, <the chatroom 01 - la description> maintient une séparation nette entre le temps de la production et celui de la réception. Elle introduit ainsi une manière alternative d'aborder les questions de l'interactivité et de la réalité virtuelle en les replaçant dans la perspective des enjeux de l'image filmique.

Promesse
Au-delà des phénomènes d'interactivité et de réalité virtuelle et à travers eux, l'enjeu fondamental de <the chatroom 01 - la description> est la fiction. Le désir de fiction qui nourrit la vidéo se révèle ici sur un mode problématique, par la confrontation entre deux types de régime fictionnel : celui auquel appartiennent les fictions qui se constituent en objets, et celui dont relèvent les fictions qui se construisent de manière diffuse et aléatoire dans tous les domaines où l'imaginaire humain trouve à s'investir. Certes, on pourra remarquer que la quasi-totalité des activités humaines sont travaillées par cette fictionalité ; l'intérêt du chat serait alors d'y faire figure de domaine spécifique privilégié, cas exemplaire. Car au fond, sur le chat, il n'est question que de cela.

L'expérience inédite offerte par l'internet est celle d'une relation médiatisée par une technologie dont la nouvelle donne nous permet d'éprouver la plasticité de l'espace-temps et la variabilité des limites entre réel et virtuel. Le chat double cette expérience d'un jeu sur l'identité : dans l'échange pourtant réel qui se noue entre les utilisateurs, rien n'est moins sûr que l'identité des uns et des autres, toujours soumise au doute, toujours susceptible de manipulations et de transformations. Au prix d'un moindre risque, indétermination et ivresse des possibles sont indissociablement liées au cœur de ce désir qui répond à l'appel du chat. Si, plus que nulle par ailleurs, la communication sur le chat se donne comme une activité à part entière, et presque une fin en soi, elle est n'en est pas moins productrice : le chat est un fantastique appareil à produire du fantasme à foison, fantasmes de tous ordres et de toutes dimensions, du plus extravagant au plus banal, qui sont autant de micro-fictions.

Charme
<the chatroom 01 -la description> est un film, mais aussi une œuvre programmatique, première mise en œuvre des prescriptions de la Charte du Chatroom qui l'accompagne. La contrainte établie par la Charte, imposant la construction des dialogues uniquement à partir de ceux trouvés et élaborées sur le chat, détermine à la fois le positionnement équivoque de l'artiste et un parti pris scénaristique qui ajoute une nouvelle variable à la question du rapport entre la réalité et son traitement par l'image filmique.

Parmi l'immense variété des salons de discussion qui s'offrent au choix de l'internaute, celui dont sont tirés les dialogues du film se présente sous le titre "Charme": érotisme et séduction dessinent un contexte spécifique, caractérisé par le ton particulier des conversations qui s'engagent sur ce serveur. La séduction désigne à la fois le principe directeur de l'opération de communication appelée à se déployer dans ce cadre, et l'attitude implicitement prescrite aux individus invités à interagir. Derrière le fanstasme d'un rapport libre et direct se révèle le caractère profondément déterminé d'une communication régie par une codification très spécifique. La notion de séduction indique à la fois le caractère stratégique de la relation et le substrat libidinal du désir qui la gouverne. Dans une perspective cybernétique et machinique du désir, ce dernier pourrait être assimilé au vecteur déterminant la densité du flux magnétique qui circule de manière continue de l'humain à la machine, de la machine à l'humain...Cela reviendrait tout au plus à admettre avec Gilles Deleuze que "le désir est essentiellement productif." Mais de quoi ?

Fantasme, subjectivation et image
"Au même titre que les machines sociales que l'on peut ranger sous la rubrique des équipements collectifs, affirme Félix Guattari, les machines technologiques d'information et de communication opèrent au cœur de la subjectivité humaine."Le chat ajoute un élément supplémentaire à cette affirmation en révélant comment cette opération a partie liée au fantasme. Dans l'univers rhizomatique de Deleuze et Guattari, le caractère essentiellement processuel de la subjectivation fonctionne par embranchements et accrochages temporaires de territoires existentiels hétérogènes. Dans ce contexte, l'œuvre d'art est conçue comme un objet partiel, inscrit dans le continuum d'un dispositif d'existence. Elle a pour fonction de cristaliser des plans d'immanence, support à la singularisation provisoire de modèles de subjectivation renvoyant toujours à une totalité. L'artiste quant à lui est défini selon un modèle comportemental : il s'expose lui-même en tant qu' «univers de subjectivation en marche», et «devient le terrain d'expériences privilégiées et le principe synthétique de son œuvre».

A première vue, <the chatroom 01 - la description> semble particulièrement bien correspondre à cette vision. Pourtant son opération est plus complexe et plus distanciée : le mode de représentation que propose cette oeuvre repose sur un principe de transposition reposant sur l'articulation d'une série inédite de déplacements paradoraux. Supprimant les données matérielles fondamentales du chat : la distance physique et la médiation informatique, lÕimage aux couleurs légèrement saturées nous présente un couple engagé dans une discussion qui se prolonge tout au long du film. Tandis que nous les voyons dans une étroite proximité physique, l'ensemble de leurs propos affirme une distance qui contredit radicalement la situation présentée par l'image. Entièrement construit sur cet écart, le film nous confronte à l'expression d'un hiatus violent entre ce qui est vu et ce qui se dit ; la sensation troublante que suscite cette construction est renforcée par son redoublement sur le plan formel: des décalages intermittents entre l'image et la bande sonore nous permettent d'entendre les propos des personnages tantôt succédant, tantôt précédant le mouvement des lèvres qui les profèrent.

Jouant des effets du réalisme tout en les parasitant «de l'intérieur», la stratégie de fictionalisation propre à cette oeuvre fait émerger une nouvelle dimension qui rend compte, dans une représentation paradoxale, de l'intrication caractéristique du chat entre monde réel et monde virtuel. Vers la fin du film, Tove Krabo, qui joue le rôle de Julia, revêt pour un bref instant une autre apparence : s'agit-il de la même personne se présentant sous une nouvelle identité, ou bien cela signifie-t-il que les identités ne sont que des costumes ?

Récit ou ritournelle
La fiction présentée par cette structure va à l'encontre de la conception guattarienne qui s'accompagne précisément d'un refus radical du mode narratif. Au récit, Guattari oppose la «ritournelle». «La ritournelle esthétique n'est pas discursive puisqu'elle touche au foyer de non-discursivité qui est au cœur de la discursivité, précise-t-il, un seuil de rupture des coordonnées du monde». Au montage discursif de la séquence narrative, s'oppose «ce point d'innomable, ce point de non-sens que travaille l'artiste». La ritournelle, foyer d'a-signifiance, passe par un matériau porteur de fonctions pathiques. L'artiste est le premier à faire l'objet d'une mutation subjective sous l'effet de l'œuvre qui ritournellise. Ce n'est qu'à cette condition que le spectateur pourra éventuellement subir àson tours une transmutation.

La description
A la fois dans son processus de création et à l'état d'objet final, <the chatroom 01 - la description> témoigne d'une double mise en tension, touchant au statut de l'auteur/artiste d'une part, à la structure narrative d'autre part. Si Tove Krabo accorde une importance décisive à ce qu'elle appelle le «partage du scénario» dans son propre travail, elle n'en reste pas moins l'unique auteur de la mise en forme rigoureuse à laquelle il va donner lieu. Concernant la nature spécifique de la narration engagée dans cette œuvre, il nous faut faire un détours par le titre, non plus celui, générique, de «chatroom», mais le titre de ce film en particulier: la description.

Dans le film, la description est l'enjeu central de la discussion à laquelle se consacrent les deux protagonistes, elle est de ce fait même le point d'encrage et le moteur de leur relation, puisque celle-ci existe exclusivement sur le mode de la discussion. La question est de savoir ce qu'implique pour l'un et pour l'autre le fait de se décrire ou de ne pas se décrire, autrement dit de donner un point d'appuie à l'imagination/ la représentation de l'identité de l'autre, chargé d'une hypothétique valeur de réalité. Toute une série de questions s'y trouve engagée : l'anonymat et la mascarade, la réalité et le fantasme, le possible et le déjà-donné, la déception, l'identité...Au-delà, ce que désigne au fond la description, c'est la convergence de tous ces enjeux dans la question ultime du désir. Dans le salon intitulé «Charme», le désir est présupposé àl'horizon d'un dialogue déterminé a-priori par la résolution que constitue la satisfaction des appétits sexuels. Que la réalisation effective advienne ou non, l'a-priori reste le même. En ignorant le présupposé, en cherchant à résister à la logique implaçable du désir, les protagonistes tentent de se réapproprier leur propre désir, pour en jouir immédiatement, et si cela est possible, autrement. Mais à force de nier ce désir, à force de tourner autour, ils s'épuisent. Dans une vaine tentative de s'émanciper de la structure de communication qui les contraint, ils cherchent à se raconter/ se rencontrer malgré l'interdit qu'ils se sont fixé; ce faisant, ils épuisent le sens de leurs discours, jusqu'à atteindre ce foyer d'a-signifiance, cher à Guattari.

Langage et identification
Dans <the chatroom 01 - la description> , s'opère l'étrange rencontre du récit et de la ritournelle. Car il y a bien une ritournelle qui s'élève des paroles échangées par les personnages. Elle prend ici la forme d'un registre de formules, d'images et de tournures langagières stéréotypées qui semblent puisés inconsciemment dans le grand réservoir des représentations communes. Quelles pensées peuvent-ils réellement exprimer par ces mots qui prennent la place de leurs propres mots sans qu'ils aient ni le temps ni les moyens de se les approprier ? Quelle identité peuvent-ils espérer, eux qui pourtant, à travers ce motif de la description, expriment précisément une aspiration profonde à l'identification ? A quoi «Blonde, 90-65-90» pourrait renvoyer, sinon à «Patrick Bruel, en plus grand»...La détermination du discours dans le cadre normé du chat semble résister aux ambitions transgressives des personnages. Existerait-il des territoires existentiels tels que la subjectivation diffuse qui s'y déploie bascule vers une désidentification totalisante ?

La fiction singulière que présente <the chatroom 01 -la description> prouve son opérativité dans l'effet de distanciation qu'elle produit entre le spectateur et le sujet du film. En s'inscrivant dans un dispositif filmique classique, l'œuvre nous arrache au miroir que nous tend le chat : la position paradigmatique du participant interactif. L'indétermination des personnages, le substrat universel dont les charge leur langage ainsi que la dimension parfaitement accessible de leur expérience pourraient contribuer à faciliter l'identification. C'est effectivement le cas, mais c'est aussi, étrangement, ce qui l'arrête. Les protagonistes du film ne suscitent ni notre désir, ni notre enthousiasme, ce sont des anti-héros dont tous les actes apparaïssent étonnamment prévisibles. Comment les rejoindre dans ce langage qu'ils ne parviennent pas eux-même à incarner ? Et cependant, il apparaît avec une évidence croissante que nous pourrions parfaitement nous trouver nous-même dans cette situation. Sans doute n'y serions-nous pas différents.

Empathie négative
Instaurant un rythme lent fondé sur une composition faite presque exclusivement de long plan-séquences immobiles, cadrages serrés, le film, qui dure une quinzaine de minutes, opère sur la longueur. De l'invocation répétée du «psy» aux mérites du restaurant chinois en passant par une esquisse d'envolée lyrique tout droit sortie d'un roman de gare, la prégnance d'un langage excessivement galvaudé est amplifiée par la composition des images qui se rapproche d'avantage du modèle du roman-photo ou du «soap» que de celui de la télé-réalité. <the chatroom 01 -la description> puise son efficace dans l'ennui, dans la frustration et le malaise qu'il fait progressivement naître. C'est alors que sous l'effet prolongé de cette conjugaison étrange entre récit et ritournelle se produit mouvement dialectique singulier poussé à un degré ultime la sensation d'identification empêchée suscite l'émergence d'une empathie singulière, intérêt mêlé de compassion, qui semble provenir d'une région profondément enfouie de nous-même. Ce sentiment relève d'avantage d'un affect lourd et embarrassé que d'un mouvement d'effusion enthousiaste. L'identité que nous pouvons alors apercevoir dans le reflet que nous renvoient ces personnages est celle d'une humanité naïve et désemparée face à son propre désir qu'elle échoue à comprendre, banale et dépourvue de gloire, dans sa quête infinie d'une subjectivité où se réfugier, d'un sens auquel s'accrocher.

Epilogue : le poisson dans son bassin

Au milieu du film, les personnages se retrouvent devant le bassin à poisson du restaurant. Arrivant de droite et de gauche, ils se rejoignent au centre du cadre. Elle se prˇsente sous une fausse identité, il feint de partir, mais revient aussitôt : il avait bien-sûr saisi le détail, le signe codé qu'elle lui avait lancé. Malgré leurs efforts, ils échangent des banalités, cherchent, attendent, regardent devant eux. La caméra glisse dans le bassin bordé de fleurs multicolores empli d'une eau excessivement turquoise. Dans la lumière blafarde des éclairages sous-marins, un groupe de poissons disparaît sous un rocher. Il n'en reste plus qu'un, petit, seul, qui demeure là, coincé dans le coin inférieur de l'écran, tandis que la voix mélancolique de Bird of Night se fait entendre hors-champ :

-Je suis seul. Alors quand je rentre chez moi le soir, j'allume la télé, dit-il.
-C'est triste, réplique-t-elle
-Non, c'est juste pour faire du bruit.

Peter Brook, dit un jour, dans une interview qu'il donnait au New-York Times :

«J'ai essayé de combiner toute ma vie la proximité du quotidien avec la distance du mythe. Parce que sans la proximité, tu ne peux pas être ébranlé, et sans la distance, tu ne peux pas être émerveillé.»

 

Camille Videcoq , avril 2003