Mai 1986. Un an après, presque jour pour jour, Coluche est de
retour dans Cannes. Il a même pris pension à l'hôtel Matinez,
bien avant le Festival, histoire de montrer qu'il n'est pas venu
pour le cinéma. Et, d'ailleur, le lendemain de la soirée
d'ouverture, il quitte la ville.
En fait, s'il s'en va, c'est chassé par les festivaliers qui le
privent
de la suite qu'il occupe, depuis deux semaines, avec Ludo et
Didier. Car Coluche s'est remis au travail. Il écrit des
sketches,
prépare son retour au Music-hall prévu pour le début de
l'automne au Zenith, et ca le perturbe un peu. Alors, il
vagabonde dans les lieux qui lui paraissent bénéfiques, comme
le palace de la croisette. Le premier jour du Festival, la tribu
remballe "le filet à pro vision", les motos, les
jouets et quitte la
ville pour s'installer, vingt kilo mètres plus haut, dans une
propriété de Chateauneuf-de-Grasse, le domaine de Saint-Jaume.
Un ancien monastère, "vite transformé en bordel",
selon Ludo.
Un jour, début juin,, il appelle Paul. Le manager devrait
descendre : il a quelquechose à lui faire écouter. Paul saute
dans
le premier avion, prend ensuite la route sinueuse de
Chateauneuf. Sans lui laisser le temps de saluer la maisonnée,
Coluche l'entraîne dans sa chambre, lui fixe des écouteurs sur
la
tête, et envoie le son du magnétophone. "C'est génial!"
En fait, il
n'a écouté qu'une sorte de carnet de notes enregistré,
chapitre
après chapitre, une collection d'aphorismes bien rangés et
déroulés, à entendre les quelques rires de fond, devant une
poignée d'amis, d'une voix sans effet d'intonation. Quel malheur
ils vont faire au Zenith!. Ils s'enlacent, réécoutent la bande.
Le 19, un jeudi, est une belle journée d'été, aux parfums
forts et
mélangés, comme seule Grasse peut en offrir, à la cueillette
de la
fleur d'oranger, de la rose et de la tubéreuse. Les monts s'évasent
jusqu'à la mer, vers la baie de la Napoule. En début d'après-midi,
Coluche, Ludo et Didier partent à moto, jusqu'à Cannes. Aldo,
la
comédienne Mathilda May et son compagnon restent à la
maison. Baby-foot à La Sportive. Il est temps de rentrer.
L'heure
de la retrans mission du match de la Coupe du monde approche.
Baisers aux serveuses. "Salut ma poule."
Les trois amis reprennent tranquillement la départementale n 3
qui serpente au milieu des bois, des cultures de jasmin et de
lavande, entre Valneuf et Chateauneuf. Coluche pilote une
Honda 1100 rouge, assis loin sur la selle. Son casque est
accroché à son guidon. Il fait trop beau pour se couvrir la tête.
C'est un casque bol, court, qui ne protège pas la nuque, presque
un faux casque. Un casque de cinéma. Ils roulent à faible
allure.
Ils connaissent par coeur cette départementale de carte postale,
étroite et très fréquentée, le plus court chemin de la
montagne à
la mer.
A l'approche d'Opio, un village haut perché que la route tient
à
distance, deux pompistes de la station d'essence AGIP les
regardent passer. Ils voient Coluche pratiquement tout les jours.
Ils attendent l'heure du match, à l'ombre. Coluche qui roule
derrière, accélère pour doubler Ludo, puis Didier. Histoire de
leur adresser un signe amical. Une grimace pour l'un, un sourire
pour l' autre. Une courbe, puis une ligne droite, en contrebas
d'une colline. Cette portion là, tout les trois l'ont dans
l'oeil : on
approche de la maison.
A soixante-trois mètres du début de la ligne droite, un
semi-remorque vient de s'arrèter en sens inverse. Il parait
vouloir couper la route, virer sec, en une manoeuvre délicate.
Le
tracteur du camion s'engage déjà, à angle droit, pour viser un
petit chemin de terre. Coluche roule à 75 km/h, au débouché de
la courbe. Voit-il l'engin qui obstrue la vue, barre presque
toute
la larg eur de la route, va bientôt empécher toute issue?
Pense-t-il avoir été vu du chauffeur? Avoir le temps de passer
à
droite, en rasant l'avant du tracteur?
Coluche ne freine pas. Il n'oscille pas. N'esquisse aucun
mouvement. Va droit à l'obstacle. Au dernier moment, il
"balance" sa Honda, comme tous les motards experimentés
en
face d'un danger, mais celui-ci parait réagir à contre sens, et
projette, sans violence, son pilote vers la roue du tracteur. Le
choc parait sans force. Derrière Coluche, à une seconde, Didier
a
eu le temps de freiner, Ludo de voir le corps, le caoutchouc et
la
tôe, entrer en contact doucement, sans vitesse. Dans se cabine,
le
chauffeur, aussi, à la sensation d'un frôlement.
Didier se précipite sur Coluche, étendu sur le dos, à coté du
pneu. Il parait inerte, il y a du sang sur l'asphalte, près de
sa tête,
mais Didier n'a pas enregistré mentalement une scène brutale.
Le
maquilleur, avec précaution, prend son ami dans ses bras. Ludo
veut en découdre avec le chauffeur. Couper le moteur du
camion : Coluche bouffe des gaz d'échappement. Des voitures
sont garées derrière le camion. Leurs conducteurs s'approchent.
D'abord il ne le reconnaisse pas. Ils notent simplement qu'il a
les
ongles peints, à la main gauche. "Mais c'est Coluche!"
hurle
Ludo. Didier ordonne : "Un téléphone!" Ludo se met à
courir
vers les bureaux d'un pépiniériste, à une centaine de mètres.
Un
téléphone! Aux pompiers, il réclame un hélicoptère de la
Protection civile. A l'autre bout du fil, on doit s'étonner.
"Mais
c'est Coluche!" hurle Ludo.
A un mètre du visage de Coluche, il y a un pré. Un petit
ruisseau, au ras de la route, et puis un pré, parsemmé de
fleurs.
Cinquante mètres de longueur de pré avec, pour seuls obstacles,
quelques arbustes. De l'autre coté, sur la gauche, Coluche
n'avait
aucune chance de pouvoir s'échapper. Un mur de sou tenement,
de vieilles pierres, protégé la départementale de la colline.
Mais
sur sa droite! Le petit chemin que visait le tracteur enjambe le
ruisseau sans muret. Ras! Devant le tracteur du camion, c'est fou
ce qu'il parait y avoir comme place libre, nette, attirante.
Didier parle à Coluche. Il trouve bien que la tête et l'épaule
de
son ami font un angle anormal, mais il est dans un rêve. Sur le
coté du crane, une petite blessure, qui déjà ne saigne plus.
Il lui
explique que ca ne fait rien, qu'il fera le Zenith avec des
béquilles, au pire en chaise roulante. Là-haut, à la maison,
Aldo
va s'inquiéter, ils doivent les attendre. La belle Mathilda. Ses
seins, Michel! Didier berce Coluche doucement.
Ludo est venu en courant. Il voudrait que le "gros" se
relève,
que tout soit comme juste avant, que le chauffeur réalise que
c'est Coluche, là, par terre. Qu'il arrète de tenir ses papiers
à la
main, comme s'il n'attendait que le constat. Les pompiers
arrivent sur ce coin de campagne éloigné. Et derrière eux, la
télé.
Ludo les tue, s'ils filment!
Le médecin tente de décrocher les bras de Didier du buste de
Coluche. Il est mort! Les cervicales brisées. Il est mort depuis
longtemps! Il est mort sur le coup! Ce n'était pas, là encore,
la
place qui manquait, et sur la surface du tracteur, et sur le
corps
de Coluche. Mais les deux, le camion et le corps ne se sont pas
manqués. Le point du crane qui commande aux vertèbres et le
coude du pare-chocs, sous le phare.
Coluche est mort, ce jeudi 19 juin 1986, vers 16h30. Mort
comme il n'a pas vécu, presque au ralenti, sa masse
s'abandonnant avec la souplesse, la confiance d'un enfant.
D'ailleurs, la moto n'a rien, merci.