Site hosted by Angelfire.com: Build your free website today!
 

COMMENT LES TRÈS TRÈS RICHES ONT FLOUÉ LES CLASSES MOYENNES

article Main basse sur l’Amérique
article Paul Krugman, l’économiste qui fait peur aux républicains
article L’inégalité règne aux Etats-Unis,et c’est tant mieux !

Nous publions ici le début de l'article de Paul Krugman. Retrouvez le texte complet dans "Courrier international" (numéro 636 du 9 au 16 janvier 2003) ou, pour les abonnés, dans les archives du magazine.

Main basse sur l’Amérique

"The New York Times Magazine"(extraits), New York

Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island, l’une de mes excursions préférées était d’aller admirer, sur la côte nord, les magnifiques demeures de “l’âge d’or” [the Gilded Age, parfois traduit par l’âge du fric, est la période qui sépare la fin de la guerre de Sécession, 1865, du début de la Première Guerre mondiale, 1914]. Ces véritables palais n’étaient pas seulement des pièces de musée architecturales. C’étaient des monuments érigés en hommage à une société aujourd’hui disparue, dans laquelle les riches pouvaient se permettre d’employer des armées de domestiques nécessaires à l’entretien d’une maison de la taille d’un château européen. Quand je les contemplais, bien entendu, cette époque était révolue. Aucune ou presque ne servait plus de résidence privée. Celles qui n’avaient pas été transformées en musées abritaient une maison de retraite ou une école privée.

Car l’Amérique dans laquelle j’ai grandi – l’Amérique des années 50 et 60 – était une société de classes moyennes, tant dans les faits que dans les apparences. Les immenses écarts de revenus et de richesses de l’âge d’or avaient disparu. Certes, il y avait la pauvreté du quart-monde, mais on considérait généralement à l’époque qu’il s’agissait d’un problème social et non économique. Certes, quelques riches hommes d’affaires et héritiers de grosses fortunes menaient un train de vie sans commune mesure avec celui de l’Américain moyen ; mais ils n’étaient pas riches comme l’étaient les accapareurs qui avaient construit les manoirs et ils n’étaient pas très nombreux. L’époque où les ploutocrates constituaient une force avec laquelle il fallait compter dans la société américaine, sur un plan économique aussi bien que politique, semblait appartenir à un passé lointain.

La réalité quotidienne confirmait l’impression d’une société plutôt égalitaire. Les personnes qui avaient fait de longues études et exerçaient un bon métier (cadres moyens, professeurs d’université, voire avocats) prétendaient souvent gagner moins que les ouvriers syndiqués. Les familles considérées comme aisées vivaient dans des maisons à deux niveaux, avaient une femme de ménage qui venait une fois par semaine et passaient leurs vacances d’été en Europe. Mais, comme tout le monde, ces gens mettaient leurs enfants à l’école publique et prenaient eux-mêmes le volant pour se rendre au travail. Mais c’était il y a longtemps. L’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse était un autre pays.

Nous connaissons actuellement un nouvel âge d’or, aussi extravagant que l’était l’original. Les palais sont de retour. En 1999, The New York Times Magazine a publié un portrait de Thierry Despont, “le pape des excès”, un architecte spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses créations affichent couramment une superficie de 2 000 à 6 000 mètres carrés ; les plus grandes sont à peine plus petites que la Maison-Blanche. Inutile de dire que les armées de domestiques sont également de retour. Les yachts aussi.

Comme le prouve l’article sur M. Despont, il serait injuste de dire que les inégalités croissantes aux Etats-Unis sont passées sous silence. Pourtant, un bref coup de projecteur sur le mode de vie des riches dépourvus de goût ne donne pas une idée précise des bouleversements qui sont intervenus dans la distribution des revenus et des richesses dans ce pays. A mon avis, rares sont ceux qui se rendent compte à quel point le fossé s’est creusé entre les très riches et les autres, sur une période relativement courte. De fait, il suffit d’évoquer le sujet pour être accusé d’appeler à la “lutte des classes”, à la “politique de l’envie” et ainsi de suite. Aussi, très rares sont ceux qui sont disposés à parler des profondes répercussions – économiques, sociales et politiques – de cet écart grandissant.

Et pourtant, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis sans saisir la portée, les causes et les conséquences de la très forte aggravation des inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en particulier l’incroyable concentration des revenus et des richesses entre quelques mains. Pour comprendre l’actuelle vague de scandales financiers, il faut savoir comment l’homme en costume de flanelle grise a été remplacé par le PDG au pouvoir régalien.

Le divorce conflictuel de Jack Welch, le légendaire ancien président de General Electric (GE), a eu le mérite inattendu de soulever un coin du voile sur les privilèges dont bénéficient les grands patrons. On a ainsi appris qu’au moment de partir à la retraite, M. Welch s’était vu accorder l’usage à vie d’un appartement à Manhattan (repas, vins et blanchissage inclus), l’accès aux avions de l’entreprise et de multiples autres avantages en nature, d’une valeur d’au moins 2 millions de dollars par an. Ces cadeaux sont révélateurs : ils illustrent l’étendue des attentes des patrons, qui escomptent un traitement digne de l’Ancien Régime*. En termes monétaires, cependant, ces faveurs ne devaient pas signifier grand-chose pour M. Welch. En l’an 2000, sa dernière année complète à la tête de GE, il a gagné 123 millions de dollars, principalement sous forme d’actions et de stock-options.

Mais les salaires mirifiques des présidents des grandes entreprises constituent-ils une nouveauté ? Eh bien, oui. Ces patrons ont toujours été bien payés par rapport au salarié moyen, mais il n’y a aucune comparaison possible entre ce qu’ils gagnaient il y a seulement une trentaine d’années et leurs salaires d’aujourd’hui. Durant ce laps de temps, la plupart d’entre nous n’avons obtenu que de modestes augmentations : le salaire moyen annuel aux Etats-Unis, exprimé en dollars de 1998 (c’est-à-dire hors inflation), est passé de 32 522 dollars en 1970 à 35 864 dollars en 1999 – soit une hausse d’environ 10 % en vingt-neuf ans. C’est un progrès, certes, mais modeste. En revanche, d’après la revue Fortune, la rémunération annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée, durant la même période, de 1,3 million de dollars – soit trente-neuf fois la paie du salarié lambda – à 37,5 millions de dollars par an, mille fois ce que touchent les salariés ordinaires [et 2 884 % en vingt-neuf ans].

L’explosion des rémunérations des patrons est un phénomène en lui-même stupéfiant et important. Mais il ne s’agit là que de la manifestation la plus spectaculaire d’un mouvement plus vaste, à savoir la nouvelle concentration des richesses aux Etats-Unis. Les riches ont toujours été différents des gens comme vous et moi, selon l’expression de Scott Fitzgerald [dans Gatsby le Magnifique, en 1925]. Mais ils le sont bien plus maintenant – de fait, ils le sont autant qu’à l’époque où l’écrivain a fait ce célèbre commentaire. C’est une affirmation controversée, pourtant elle ne devrait pas l’être. Les données du recensement montrent incontestablement qu’une part croissante des revenus est accaparée par 20 % des ménages et, à l’intérieur de ces 20 %, par 5 %. Néanmoins, nier cette évidence est devenu une activité en soi, fort bien financée. Les groupes de réflexion conservateurs ont produit d’innombrables études qui tentent de discréditer les informations, la méthodologie et, pis, les motivations de ceux qui rapportent l’évidence. Ces études reçoivent le soutien de personnalités influentes dans les pages éditoriales des journaux et sont abondamment citées par des responsables de droite. Il y a quatre ans, Alan Greenspan (mais pourquoi a-t-on toujours pensé que ce n’était pas un esprit partisan ?) a prononcé un discours important à la conférence annuelle de la Réserve fédérale [dont il est le président] qui revenait à nier l’aggravation des inégalités aux Etats-Unis.

Par leur simple existence, tous ces efforts concertés sont symptomatiques de l’influence grandissante de notre ploutocratie. Mais, derrière cet écran de fumée, créé à des fins politiques, l’élargissement du fossé ne fait aucun doute. En fait, les chiffres issus du recensement ne montrent pas la véritable ampleur des inégalités parce que, pour des raisons techniques, ils tendent à sous-estimer les très hauts revenus – par exemple, il est peu probable qu’ils reflètent l’explosion des rémunérations des chefs d’entreprise. Or d’autres indices montrent que non seulement les inégalités s’accroissent, mais que le phénomène s’accentue à mesure qu’on s’approche du sommet. Ainsi, ce ne sont pas simplement les 20 % des ménages en haut de l’échelle qui ont vu leurs revenus s’accroître plus vite que ceux des classes moyennes : les 5 % au sommet ont fait mieux que les 15 % suivants, le 1 % tout en haut mieux que les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu’à Bill Gates [le président fondateur de Microsoft est l’homme le plus riche du monde, selon le classement du magazine américain Forbes].

Nous sommes revenus au temps de “Gatsby le magnifique”

Des résultats encore plus saisissants nous viennent d’une enquête menée par les économistes français Thomas Piketty et Emmanuel Saez. En se fondant sur les déclarations fiscales, ils ont estimé les revenus des personnes aisées, riches et très très riches depuis 1913. Il en ressort avant tout que l’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse ne correspond pas à l’état normal de notre société, mais à un intermède entre deux âges d’or. L’Amérique d’avant 1930 était une société dans laquelle un petit nombre d’individus immensément fortunés contrôlaient une grande part de la richesse du pays. Nous ne sommes devenus une société de classes moyennes qu’après le recul brutal de la concentration des revenus durant le New Deal [politique menée par Roosevelt à partir de 1933], et surtout durant la Seconde Guerre mondiale. Les revenus sont ensuite restés assez équitablement partagés jusque dans les années 70 : la forte progression des revenus durant les trente années qui ont suivi 1945 a été largement répartie au sein de la population.

Mais, depuis, le fossé s’est rapidement creusé. MM. Piketty et Saez confirment ce que j’avais pressenti : nous sommes revenus au temps de Gatsby le Magnifique. Après trente années durant lesquelles les parts des plus gros contribuables étaient bien inférieures à leurs niveaux des années 20, l’ordre antérieur a été rétabli.