De l'Architecture de l'Evénement en tant que Schéma Contextuel :
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Parmi les gens de lettres qui ont embrassé les tendances post-structuraliste et déconstructive, la tentation est grande de supposer que la cohérence de la métaphysique fondamentale s'est vue déconstruite par un mouvement anti-dialectique. Pourtant, il reste beaucoup à dire sur la substantivité relative et sur le pouvoir de l'ambivalence interne de l'expérience relationnelle , de par sa nature en tant que contenu et de par sa fonction en tant que séparation. Il existe en effet une quantité non négligeable d'implications, qu'elles soient de l'ordre de l'interprétation ou de l'esthétique, en passant par le religieux ou l'éthico-politique, et qui découlent justement des sortes d'engagements pris par rapport à la formation structurelle interne de l'expérience contingente et co-existentielle.

D'un point de vue positif, on assiste à l'émergence d'un nouveau courant de la pensée post-structuraliste auteur après auteur, de Caputo à Lyotard en passant par Nancy et Derrida, basée sur une problématique plus ou moins convaincante et le déplacement des tropes conceptuels. Mais globalement, ils sont liés par une incapacité commune, bien qu'exprimée de façon hétérogène, à appréhender une structuralité configurative minimale contenue dans l'origine de l'expérience. Nous nous concentrerons au long de cet article sur la position de Derrida par rapport à la structuralité de la structure de l'expérience. Les questions que nous soulèverons auront surtout à voir avec son approche du rôle du schéma. Et c'est dans ce but que nous lierons rapidement ses articulations à celles des philosophes dont la proximité de pensée (reconnue ou clamée) par rapport au concept derridien de différance est évidente. En pointant ainsi du doigt les points spécifiques qui distinguent Derrida des autres écrivains partiaux, nous serons en mesure d'apprécier plus justement les répercussions de sa pensée.

Ce qui est en jeu à l'issue des nombreuses conversations post-structuralistes qui alimentent l'exposition d'une ambivalence du sens, c'est exactement ce qui est entendu lorsque l'on parle d'un événement n'étant pas « présent à soi ». On pourrait par exemple déclarer qu'un évènement n'est présent à soi qu'en vertu de sa dépendance absolue par rapport à d'autres évènements, ce qui le détermine finalement. Cette déclaration pourrait passer pour un argument sensé (bien qu'encore vague) pour contrer le manque de fondements des conventions du sens, argument tourné différemment chez Caputo, Glendinning et Wittgenstein.

Par exemple, Glendinning parle d'un contraste entre "une identité ou un contenu censé être essentiel (et donc indéfiniment itérable-à-l'identique)"(OBWO79) et un contenu dont l'essence même dépend de sa substitution effaçable par un autre contenu. D'après lui, être présent à soi revient à posséder un sens immuable qui transcenderait le contexte immédiat, traditionnellement justifié par ce que Glendinning appelle la « thèse de l'exactitude conceptuelle idéale ». Inversement, il insiste sur le fait qu'"on ne peut identifier indépendamment quelque chose de déterminé, construit comme un « interne » déterminant et contenant le jeu des concepts. Si un sens n'existe en tant que tel qu'à travers l'imminence de son _expression, alors "chaque évènement singulier d'écriture" n'est ce qu'il est que comparé à un autre évènement singulier identique, qui lui-même n'est ce qu'il est que comparé à un autre évènement singulier …etc."(OBWO122).

Ce qui apparaît comme et passe pour un signifiant ne peut alors être conçu comme une donnée perceptuelle indépendante de toute perception par une conscience, non plus comme une entité phénoménale imposant ses structures à un sujet passif. Il n'existe pas de cloisonnement officiel entre ce qui est soi et ce qui y est étranger; le sujet ou la conscience est à la merci de, et n'est en fait ni plus ni moins que la contingence et la pluralité de l'évènementialité même. Deleuze et Guattari partagent cette vision quand ils déclarent ensemble:

« Il existe une formule générale simple applicable au statut du signe signifiant : chaque signe se réfère à un autre signe qui se réfère à un autre signe…ad eternam. C'est pourquoi, à la limite, on peut ignorer la notion du signe, car ce qui compte ce n'est pas tant principalement la relation du signe à l'état des choses qu'il désigne ou à l'entité qu'il signifie mais la relation formelle de signe à signe dans la mesure où c'est ce qui définit une chaîne signifiante justement nommée » (TP112).

Dans ses Investigations Philosophiques, l'analyse de Wittgenstein élabore avec rigueur la notion d'une base dissimulée du signe. Lorsqu'il s'interroge: "Que signifie:`CETTE image? Comment comprend-on qu´il s´agit en effet de cette image-là? Comment comprend-on qu´il s´agit en effet de cette image-là par deux fois"(PI118)?, Wittgenstein remet en question la signifiance d´une signification qui n´est en fait qu´une unité « auto-référentielle ». Exemple après exemple, il nous amène à voir que si une entité est la propriété de quelque chose, en possédée. " Il n'est pas question ici de « visualisation » et donc encore moins de « possession » ni d'un sujet ni encore moins d'un « je » ..."(PI120). "Chaque signe INDIVIDUELLEMENT a l'air d être mort. Qu'est-ce qui lui insuffle la vie ?-Il est VIVANT lorsqu'utilisé. Est-ce ce moment qui lui donne vie?-Ou sa vivacité réside-t-elle dans son UTILISATION?" (PI128) Mais son utilisation n'équivaut pas au contenu du signe, si vous me permettez de revenir à ce terme. Le signe ne possède pas de contenu intrinsèque. Il n'est lui-même que par rapport à une nouvelle utilisation, une nouvelle application, un nouveau jeu. Un tel `enchaînement´ de signes ne devrait pas être considéré comme séparé par des déplacements, surtout quand ce déplacement est co-extensif à la nouveauté de l´utilisation.

Aucune épuration n´est recherchée pour l´absolution du pêché de redondance lorsque le sujet est lui-même pris A CE MOMENT PRECIS dans un mouvement auto-effaçant. Pensez `cette chose´ ou `cette même chose´ ou `c´est cette même chose´ ou encore `cette nouvelle chose´ : ces trois derniers exemples impliquent à la fois l´effacement et la présence du geste d´une nouvelle application. Si désigner revient à modifier, non pas un retour mais plutôt une affirmation dans la transformation, comment peut-on alors jamais savoir si un événement-en-contexte original et fugace existe, ne serait-ce que de façon temporaire ? La réponse est qu´on ne peut pas. Il n´y a pas de centre, pas de signifié transcendantal ou privilégié, il n´y a que des substitutions à l´infini. L´original contingent comme signe momentané est indécidable, car en cours-de-transit : in-fini donc indéfini. Par conséquent, dans la mesure où le contexte appelé par tout signe particulier ne peut se répéter à l´identique le moment d´après, on peut dire qu´il est vrai qu´un tel signe n´est pas purement présent à soi.

Maintenant, essayons de rendre notre remise en question de la dynamique transitive de la signification plus spécifique. Nous devons nous interroger, dans le jeu des moments, sur l'état ou la justification du "celui-ci" et du "celui-là" qui donne soit-disant son sens à l'espace existant entre ce signe-ci et ce signe-là. Ou comment le singulier fonctionne-t-il dans l'instantanéité de son être-avec-un-autre ? Même après avoir mis en doute la présence à soi permanente transcendentalement parlant d'un évènement, il se peut qu'on trouve un genre différent et plus radical d'une présence à soi de la signification, présence à soi pensée seulement comme l'instance même du quasi-transcendantal. Ce qui est en jeu ici est ce qui reste de la structuralité du signe AVANT (pas temporellement mais sémiotiquement) qu'il ne soit affecté, altéré ou effacé par un autre sens. Bien que nous ne sachions pas COMMENT l'évènement d'un sens fonctionne, à part en le répétant et en le transformant ce sens, nous pouvons dire en généralisant qu'il y a quelque chose qui passe d'événement en événement et qui fait la véritable condition de l'évènementialité.

C'est le quasi-transcendantal (au sens que lui donne Gasche dans le « Le Tain du Miroir »), et qui fonctionne comme la différance de Derrida, en se posant en trope auto-réflexif de la possibilité nécessaire à l'impossibilité d'un événement, et en posant la nature de l'évènementialité comme simultanément formelle et contingente. A la lumière de cet argument, penchons-nous sur la démarcation de l'infrastructure quasi-transcendantale ou architecture de l'évènementialité du sens selon Caputo. Le flux, jeu ou dissémination qu'il attribue à Derrida s'articule comme un pliage entre les signifiants. Les marques ou traces forment: « ...des unités nominales appelées`mots´ ou concepts ou signification...mais pas purement et simplement en vertu de la « substance » intrinsèque du « signifiant » mais en terme d´une relation « différentielle », c´est-à-dire l´espace qui se trouve entre ces mots ». (WTD157). Si ce qui rend le sens effectif d´un signe n´est pas purement et primairement sa "substance intrinsèque", toujours est-il qu´il y a dans ce discours du mouvement référentiel quelque chose d´intrinsèque, d´immanent et d´intériorisé. Selon Caputo "ce que nous construisons par les mots se verra un jour DECONSTRUIT"(WTD157), ce qui implique une durée temporaire de la construction avant l´intervention d´une déconstruction. Et Caputo d´ajouter:

"Tout comme Derrida, je crois qu´il existe une sorte de dialectique irrésolue, une alternance rythmique, entre les schèmes potentiels et leur perturbation" (RH196), "des structures qui évoluent, stagnent un moment puis disparaissent"(RH198). Ces structures se définiraient comme étant "des arrangements contingents de signes"(RH220), des caractères qui sont voués à "devenir poussière finalement"(DN34).

Notons ici le choix du vocabulaire consisté de structures, arrangements, schèmes qui stagnent, devenant FINalement [EVENTually dans le texte anglais] poussière. Puis:

« Les rythmes tranquilles et les rotations bien réglées du cycle qui forment l'effet gramophone du programme, se doivent d'être régulièrement interrompus et perturbés par des irruptions imprévisibles (« grammatologiques »), par des évènements typés à échelle variable "(DN199).

Les irruptions sont ces évènements qui interrompent un programme, un cycle. Mais qu'entend-on impliquer par la notion de configuration, schème, schéma, programme comme fondement irréductible des programmes ambivalents? Il n'est pas impossible de penser l'aspect formel ou l'élément de la condition quasi-transcendantale d'un évènement en terme de fonction idéalisante ou régulée par la contingence d'un schème ou d'une configuration et de continuer à clamer avec justesse qu'on empêche par là même la présence-à soi du signe. Mais au cours de sa transformation itérative d'une formation à l'autre, une telle tentative pourrait être perçue comme le refus d'un genre de présence-à-soi (identité itérable) tout en cédant à une présence-à-soi plus fondamentale. Cela est dû au fait que l'infrastructure de base de l'évènementialité s'évince elle-même comme infondamentale, pas seulement quand on attend d'un sens qu'il se répète à l'identique "au fil du temps" mais quand le système entier peut se penser comme une figure de synthèse « contingente » dans sa relation différentielle à d'autres figures de synthèse.

Dire que la finitude syntactico-contextuelle du sens détruit son idéalité attendue ne remet pas en question l'intégrité structurelle présumée de l'expérience si cette expérience trouve son origine dans le jeu des structuralismes ou gestalts. C'est le cas MEME QUAND, au lieu de stagner dans son identité propre d'une réitération de l'expérience à une autre, une structure paradigmatique n'existe qu'en tant que constellation synthétique ou configuration d'éléments dans un moment contextuel qui ne pourra jamais être récupérée ou conçue comme telle de façon asymptotique. Les écrivains qui s'approprient la définition générale du sens comme non-récupérable ou non-coincident d'une instantiation à l'autre pourront cependant traiter les contacts hétérogènes entre les instances de l'expérience en tan9rée comme quelque chose de potentiellement appliqué à ou dérivé d'un autre élément, plutôt que comme une co-existence, un ex-nihilo définissant ses propres règles strictement, une répétition indérivable et inassimilable de singularités en co-existence. Pourtant, même si l'on concède que la structuralité de la structure de l'évènementialité est de l'ordre non-agentiel de l'ex-nihilo, toujours est-il que nous n'avons pas encore abordé le thème central qui nous préoccupe, c'est à dire la question de la justification de l'événement singulier en tant que phénomène répondant à une configuration ou à un schéma minimal. Il serait néanmoins possible de satisfaire les conditions de Nancy à propos de l'exorbitance de l'évènement d'un sens tout en permettant aux évènements de fonctionner en schèmes irréductibles. Il s'agit de considérer la co-existence du sens constituée par la relation d'un singulier à l'autre comme la relation existant entre des structures configurationnelles, chacune étant irreprésentable et impossible à reproduire à l'identique sauf via sa transformation effaçante. Ainsi, la structuralité au schéma interne d'un élément singulier, bien que sous-entendue, ne pourrait jamais être analysée, délimitée ou décomposée et ne pourrait pas fonctionner comme le substrat d'un produit dérivé ou appliqué.

L'extrait suivant montre comment Nancy suggère que son travail déconstructif part d'une telle notion d'un jeu schématique impossible à reproduire :

"Des visages aux voix en passant par les gestuelles, les attitudes, les styles vestimentaires et les comportements, quoi que puissent être les caractéristiques typiques de chacun, tout le monde se distingue des autres par une sorte de précipitation soudaine et violente où l'étrangeté de la singularité se rassemble…En ce qui concerne les différences singulières, elles ne sont pas seulement « individuelles » mais « infra-individuelles ». Je ne peux jamais rencontrer Pierre ou Marie en soi, mais je le ou la rencontre sous telle "forme", dans tel "état", de telle "humeur" etc…(page 8) "…qu'est-ce qu'un affect, si ce n'est chaque fois une profil? Un comportement, si ce n'est chaque fois un schéma? Une voix, si ce n'est chaque fois une pâle silhouette? Qu'est-ce qu'une singularité, si ce n'est chaque fois son "propre" effacement, sa "propre" imminence, l'imminence d'une "propriété" ou une propriété elle-même imminente, toujours légèrement retouchée et se révélant de façon latérale. (BSP7)."

Chez Nancy, la co-existence du sens semble trouver son origine dans la co-existence des "formes", des "états", des "schémas", des "profils" et des "silhouettes". Mais ceci dit, il ne veut pas que l'on prenne ces entités pour autre chose que des éléments reliés entre eux, non-dérivables et purement contextuels, ce qui nous laisse pantois quant à ce qui est censé être imminent en tant que moment singulier à proprement parler, jusque dans sa co-existence inséparable avec d'autres singuliers. Nancy voit-il donc la double scène de l'évènementialité irréductible comme l'espace différentiel entre des programmes ou champs paradigmatiques momentanés, telle que nous avons représenté la condition minimale de ces structures ? Le moins que l'on puisse dire est que Nancy ne donne pas l'attention requise par cette question dans ses écrits, auquel cas nous pourrions nous permettre d'y répondre par la négative. On supposera qu'au pire il n'a pas réussi à dénouer une certaine présence à soi demeurant tapie dans le corps du singulier-schéma.

Et que dire du corpus de Derrida ? Nous sommes enfin prêts à considérer son oeuvre et à lui adresser ces questions posées par l'étude de Caputo, Lyotard et Nancy. A l'examen de ses textes, on se rend compte que la répétition de la notion de

se modalise en régions d'inscription. Derrida parle de configurations, corps de métier, ensembles, masses, tissus, complexes, modes, codes, réseaux, mobiles, registres, voix, trajectoires, zones discursives, contraintes contextuelles, thématiques « différenciées ». Et quel est donc le fondement irréductible de ces programmes ou systèmes ? Derrida nous dit que de tels groupements ne possèdent pas une identité qui se survive de façon momentanée, ni de noyau conceptuel et persistant qui contrôlerait, définirait ou régulerait ses instantiations particulières. Au contraire, l'expérience privée de chaque particulier hétérogène réinvente le groupe :

"Une thématique ou un style est à chaque fois sur le point de se défaire, de s'exproprier, de se briser en mille morceaux sans se retrouver en se recollant dans une signature…Sa consistance réside dans la répétition du fait de ne pas se recoller, que son être soit le même ou non...On pourra dire qu'il existe un moyen de ne pas se recoller qui est tout à fait reconnaissable et que l'on appelait autrefois un « style » (PT354).

Toute collectivité n'est soi-même que différemment, non seulement d'un individu à l'autre mais aussi d'un évènement à l'autre et comme le dit Derrida, il n'y a pas de mesure commune ni de véritable ressemblance, ni de partage ni de décompte des instances. On trouvera l'origine de cette instabilité dans le fondement structuro-génétique d'un évènement en tant que tel dans l'espace, la trace, la référence et la différance entre les éléments qui forment le sens. Citons-le : "...un élément ne fonctionne et ne signifie, c'est à dire prend et donne du sens, seulement en se référant à un autre élément passé ou futur dans un système de traces."(P29). Et d'ajouter:
Le jeu des différences implique pratiquement des synthèses et des références qui empêchent qu'un simple élément soit présent à soi en soi à aucun moment et dans n'importe quel sens, il ne peut se référer (à) lui-même. (P26)

Si la force ou formidabilité d'un évènement de sens est une fonction d'une tension irréductible entre les éléments, quelle est la forme de la structure qui bénéficie de la contribution d'un "élément simple" dans sa co-existence inséparable avec un autre élément ? Et si une formation sociale ou une construction textuelle est un domaine hétérogène de singularités constamment en mouvement, on pourrait avoir l'impression, à la lumière d'une certaine lecture de Derrida que chez lui, la forme de l'élément même se créé à partir d'une quelconque architecture de synthèse, si on l'examine dans sa relation inséparable à d'autres éléments (qu'elle soit de modalité littéraire, politique ou philosophique). Dans `Je Entre Parenthèses´ et `Le Faux-Bond II´, Derrida dit que la fermeture d´un programme ou d´un code doit être déformée puis déplacée. Transformons « le code, dérangeons la traduction pour faire sortir les investissements latents de leur cachette » (19PT)." On modifie " la scène, le cadre, et les rapports de force (PT16)". Faire résister un programme, " c´est créer une rZ structure finie, entre l´histoire et l´historicité…(WD60)."

Si l'on se base sur ces commentaires et sur d'autres remarques trouvées dans son oeuvre, on en vient à se demander si pour Derrida l'intervalle qui existe entre les « éléments simples » qui se trouvent au cœur de la dynamique référentielle de la déconstruction ne serait peut-être pas la transformation du SCHEMA élémentaire. Ce n'est pas comme si Derrida, pas plus que ne le fait Nancy, voulait que ce schématisme fût un substrat itérable, définissable, analysable. Mais chez Derrida tout comme chez Nancy, ce qu'on recherche, c'est une analyse de la "structuralité de la structure" qui nous permettrait de conclure sans équivoque à leur reconnaissance d'une origine moins évidente de la trace que celle qui tend vers une dynamique configurationnelle irréductible. Que nous n'ayons pas encore trouvé une telle clarté, soit par une lacune du texte ou par une lecture inappropriée, est moins important pour ce qui nous tracasse ici que la distinction cruciale faite entre une double origine du sens schématisée et une autre.

Défaire la Structure Momentanée de la Configuration:

Nous devons maintenant rendre la nature de cette origine déconstructive nouée plus claire. Quelle alternative y aurait-il à (l'intérieur) des formulations du mouvement de l'expérience en tant que transit relationnel entre des forces schématisées ? Tout évènement ne doit-il pas avoir un mode de configuration minimal d'être-en-relation afin de porter du sens, puisqu'il ne peut prévaloir en tant qu'essence recouvrable de moment à moment ? Comment pouvons-nous interpréter le marquage ou l'impression de cet évènement si ce n'est par la voie d'une thématicité ou procéduralité au contexte minimal ? Notre investigation de la déconstruction même conclut ceci : la genèse structurelle de l'évènementialité peut se comprendre à la fois comme spécifique et indéterminée, tout comme ce geste imbécile qui, dans un élan empirique, effectue la tension ou le transit qui crée l'expérience, la mobilité intrinsèque de l'évènementialité.

Si ce que nous considérons comme `ce fait´ se trouve simultanément ailleurs à l´instant où l´on s´y réfère, nous devons alors reconnaître `ce fait´ comme l´intervalle auto-effaçant entre des éléments plutôt que comme une entité simplement présente. Mais nous devons aller encore plus loin en disant que cet intervalle ne doit pas être (com)pris tel que l´espace disloquant d´un schéma, d´une procédure ou d´un arrangement car tout élément ainsi pensé en termes de figures plurielles ne serait plus un élément mais déjà une multiplicité d´évènements. Il faut bien voir que la forme-schéma ne peut en aucun cas constituer un élément de sens simple, où que ce soit. La structure configurationnelle d´une texture textuelle et textile résiderait dans l´expérience de la transition itérée d´un évènement n´existant chaque fois qu´à travers le jeu (au sens d´espace) d´une charnière singulière, dans l´articulatioraient pas une relation entre au moins deux corps, matériaux, particules, régions, états, propriétés, codes. Sens n´étant pas entendu ici comme la co-existence disloquante d´au moins deux "ce" abstraits inclus dans le cycle de "ce schéma" ou de "ce corps", mais comme le transit de l´indice le plus pur du sens simple vers l´indice le plus pur du sens nouveau.

En se constituant comme la structuralité d'une pluralité interne de procédure, le sens comme espace effectué par le recadrement du cadre contextuel succomberait fatalement à une déstabilisation avant même qu'il pût émettre une seule instance de son geste décentralisateur. Une procédure repliée sur elle-même ne pourrait se justifier en tant que système ou organisation et la soit-disant Détermination d'un évènement comme structure interne-ouverte-sur-l'autre devient alors un fantasme qui révèle une série d'effets intimes et informidables. Ce qui est en jeu ici est peut-être un univers encore inexploité par le mouvement déconstructionniste actuel. Il ne s'agit pas seulement de trouver des "particules plus petites" que celles des schémas disséminatoires, mais bien de révéler une notion complètement différente de la structuralité d'un élément et par là même une notion différente du sens comme espacement ou trace entre les éléments. Le jaillissement du sens de la vie d'un instant à l'autre est d'une immédiateté vibratoire, d'un dynamisme et d'une inconséquence relationnelle parfois obscurcis par les tropes maladroits et contraignants des forces déconstructives et de leur dissémination.

Mais peut-être faisons-nous une lecture erronée de Derrida en croyant qu'il rajoute une épaisseur structurelle au jeu élémentaire du sens. Derrida dit que l'Existence d'une évènementialité est simultanément singulière et plurielle et pas seulement en vertu du fait que chaque évènement singulier est inséparablement déterminé par sa relation différentielle à d'autres évènements. Le jeu du sens se trouve non seulement entre les éléments mais aussi à l'intérieur de chacun d'eux, dans l'équivocité d'une présence et d'une absence. La Différance n'est pas seulement la tension qui existe entre les deux. Un évènement singulier est paradoxal en soi et double dès l'intérieur, même avant son existence en tant que passion ou que tension ou encore réflexe à sa co-existence avec un autre événement. Citons encore Derrida :

" L'itérabilité d'un élément divise sa propre identité a priori, même si on ne prend pas en compte le fait que cette identité puisse se déterminer ou se délimiter par des relations différentielles avec d'autres éléments et bien qu'elle porte la marque de cette différence. C'est parce que cette itérabilité est différentielle, à l'intérieur de chaque élément individuel mais aussi entre eux, parce qu'elle les coupe en deux et les ressoude entre eux, les faisant en les défaisant en somme, les marquant d'une pause articulatoire, que ce qui reste, bien qu'indispensable, n'est jamais l'ombre d'une présence entièrement entière mais une structure différentielle qui échappe à la logique de présence. »(LI53).

Ce paragraphe se prête à deux interprétations distinctes. D'un côté, la séparation différentielle entre les éléments peut se lire comme un jeu entre des registres ou des organismes non-reproductibles. D'un autre côté, Derrida n'a peut-être pas l'intention de faire jouer la différance comme l'entre-deux de configurations hétérogènes et la fait plutôt démarrer d'un autre point plus primordial celui-là. Peut-être veut-il faire comprendre que la relation différentielle entre un élément et son existence est de l'ordre du geste simplement extraordinaire qu'est la nouveauté. A coup sûr, sans la limitation sur la signifiance posée par une duplicité-de-soi abstraite et radicalement intime qui se trouve dans tout évènement de sens, il se pourrait qu'on ait donné trop d'influence à la force contingente cachée dans la faille, dans cet espace du sens apparent qui se livre par relation d'un élément à l'autre.
Violence et Déconstruction Radicalisée C'est ici qu'intervient l'importance éthico-politique de la distinction que nous faisons entre une lecture de la trace de sens derridéènne comme transformation du moment de configuration et celle de cette trace comme articulation moins que schématique. L'évènement en tant que schéma irréductible est une force de violence dans sa foi en l'épaisseur du singulier.

Chez Caputo et Lyotard, l'expérience est censée se raccrocher à une force autoritaire dès sa désignation en tant que forme structurée délimitée par et contre sa transformation-disruption. Par exemple, le traitement radical et herméneutique du sens chez Caputo est un jeu entre des programmes contingents qui pourra se révéler intrinsèquement violent en ce sens, pas parce qu'il défend l'évènement contre sa dissolution mais parce qu'il y a une foi certaine et primaire dans la force intentionnelle du moment d'un programme. Comparée à l'itération implicative et intriquée, cette architecture d'affirmation-négation est toujours pleine d'une force vive de par sa définition même. Elle force le joug d'une épaisseur temporaire sur un jeu subliminal, puis, trop tard, remarque et accepte un déplacement réifié par la relation disruption-déplacement-communication.

Cette force est bien trop occupée dans cette danse des autos tamponneuses de la parade des moments pour remarquer qu'une tension plus discrète et plus mobile s'est produite (répétée) tout du long, enfoncée qu'elle est au sein des marges du jeu sous-jacent des constructions et de leur modification.
La trace déconstructive, poussée dans ses implications les plus radicales, peut servir à nous apprendre à se méfier de tout report sur un sens auto-effaçant et dont la condition serait l'espacement « traumatisant » entre les éléments. La notion de différance aussi radicalement pensée devrait remettre en perspective un tel commentaire de Derrida: "Lorsque le discours philosophique est alerte, peu ou prou, et qu'il n'est pas sclérosé dans sa mécanique, il va de choc en choc et de traumatisme en traumatisme" (PT381).
Nous sommes en droit de nous demander si c'est la référence à une mécanique minimale et irréductible d'une forme-en-transformation-synthétique qui fait croire à Derrida que le mouvement de l'expérience est forcément un « traumatisme ». Mais nous sommes tout aussi gênés par la caractérisation que donne Nancy à la co-existence de l'expérience par les mots de "surprise", le "choc du sens", la "discorde", la "collision", "l'étrangeté irréductible de chaque effleurement" (BSP6)", `curieux´, `déconcertant´, `bizarre´, la com-passion de cette co-existence envers "le malaise d´une relation presque incestueuse"(BSPxiii). En tant que différance la moins porteuse de sens, le pivot de la signification n´a pas le pouvoir substantif (configuratif) pour choquer ou secouer car s´il n´y a pas de forme à transformer, il ne peut y avoir choc ni secousse : chacun de ces termes est réciproquement impliqué à l´autre par l´autre.

Lorsque la force d´un élément apparaît comme totalement infondée et impossiblement simple dans son manque de sens, la coupure laissée par son apparition-disparition est moins traumatisante. Le pôle de présence d´un évènement ne fait ni ne sait rien de soi-même, la seule chance qu´il a de prétendre à exister sous une forme ou un effet réside dans son altérité ou partenariat simultané et à peine discernable avec un moment complètement unsubstantiel d´absence, et vice versa. L´altérité schématisée chez Caputo qui vient me surprendre et me déranger est censée venir à moi d´une distance substantielle. Mais l´altérité intime qui intervient dès l´origine même de la pensée ne vient pas A moi car elle est impossiblement proche de moi, elle vient DE moi.
On peut affirmer qu'on ne peut retourner, réunir, confirmer, agir en sachant, exprimer ou déclarer notre préférence sans une tentative de retour vers "ce que nous voulons" simultanément tout en oubliant et en déplaçant ses mobiles de façon subtile. Cependant, si l'élan transitoire de la relation à l'autre est le geste infondé qui le représente, alors cette tension de co-existence est profondément douce en un sens. Car le « ce » déplacé se réfère à bien peu de chose, moins que l'épaisseur du schéma, le geste d'une altérité dérangeante et co-déterminant son essence n'est guère un dérangement tout court, mais possède plutôt le caractère continu et radical de l'implication.

Cette intégrité d'implication n'est pas de l'ordre d'une dérivation ou d'une application qui dépendrait d'une construction ou d'un substrat originel. Il n'y a que des dérivations de dérivations, sans fin. Je ne peux parler d'une personne ou d'un concept que dans la mesure où je les connais par une expérience préalable orientée vers l'avant (le futur) mais dès lors cette personne et ce concept perdent leur identité, leur sens en tant que formes et organismes. Le monde social a déjà commencé (et fini) par l'itération d'une différance qui contre en les précédant les machinations des procédures, normes et autres organismes. Il s'agit d'une origine plus fondamentale que celle d'une relation interpersonnelle, pas parce qu'elle résiste à l'altérité de la co-mmunauté, mais parce que sa structure est déjà là, bien que d'une manière qui réclame une notion plus intime et unsubstantielle, unformidable, du social. Je ne parviens pas à m'accorder avec Gergen lorsqu'il critique son contemporain Wittgenstein en disant:

« les langues sont essentiellement des activités partagées. En effet, jusqu'à ce que les sons ou les marques soient partagés en co-mmunauté, on ne peut pas parler de langue. En fait, il faut cesser tout investigation d'ordre psychologique dans l'étude des langues (le résultat de laquelle serait inévitablement un sous-texte ou langue miniature) et nous ferions mieux de nous pencher de plus près sur l'utilisation performative du langage dans les affaires sociales. » (RR270).

Dans un désaccord apparent, Derrida dit :

« ...il n'existe pas de relation à soi, pas plus que de relation en soi ou d'identification à soi, sans culture, mais une culture de soi comme une culture de l'autre, une culture du génitif double et de la différence à soi. »(OH,10).

Puis

« On est toujours en train de calculer selon ce que l'on perçoit d'un domaine culturel. Mais même si ce calcul est très précis, il consent à servir un désir plus naïf, chaotique et désarmé, ou en tous cas une autre culture qui ne calcule plus, et surtout pas en accord avec la politique ou la culture actuelles. On s'arrange avec quelqu'un, quelqu'un d'autre, mort ou vif, avec d'autres quelconques qui n'ont pas d'identité au sein de cette scène culturelle. » (PT353).

Nous soutenons cette idée de Derrida, et dans un esprit fidèle à une déconstruction poussée à son paroxysme, nous allons mettre en relief la scène de ce jeu du soi et de l'autre comme l'enjambement violent de configuration à configuration. On ne pourrait dire des évènements qu'ils expriment autant qu'ils dérangent ou résistent à leur environnement contextuel car ils SONT leur environnement de façon implicite et anticipée. C'est ce que dit Gendlin,

« Dans la sensation qu'il a de soi, le corps fonctionne comme percevant chaque situation : il ne s'agit pas d'un objet à plusieurs dimensions et à sens. Le corps-sens EST la situation, une interaction inhérente, ce n'est pas le mélange de deux éléments. » (PB347, Voir également TBP).

Le langage, comme toute expérience, est chargé des sens les plus purs de la notion de sens, non distinguables par rapport à une modalité parmi tant d'autres dans l'éventail des catégories comprenant la connaissance, le sentiment, la sensation, la perception, l'acte.

Ces "agencements psychologiques" ne possèdent aucun fondement pour qu'on les prenne pour des structures internes douées d'interaction sur un milieu externe. Tous ces modes (qui ne sont que les effets instables et indéfinissables de ce qui suit) sont déjà impliqués par un mouvement qui se définit comme moins que la rencontre entre un intérieur formé et un extérieur en passe de se former. Le sens en prend avant réflexe. Ce qui est "en moi" est "autre que moi" non pas parce qu'il est exposé à la réponse d'un autre interlocuteur ou d'une entité vivante et percevante, mais parce qu'il s'expose à soi sous la forme de la nouveauté pré-schématique d'une coloration évanescente. La conversation "privée" que j'ai avec moi-même est déjà publique aussi et ce, avant que l'intervention de toute notion d'un échange avec un autre être humain ou des schèmes sémantico-syntaxiques. Que je ME contemple ou que je contemple un autre, les variations de sens sont ma culture immédiate, celle qui sub-vertit la propre similitude de mon identité.

Ces variations ne viennent pas à moi, elles tombent de moi, comme une ré-invention entière de moi chaque fois mise au jour. Elles (et moi-même) n'existons que dans l'instant empirico-transcendent de la différance en tant que fragile accent à accent, une variation aléatoire de variation, implication d'implication, anticipation d'anticipation. Je me deviens à nouveau par et dans le sens, et le sens se devient à nouveau sous forme de réaction, d'interlocuteur, à sa propre question, existant tel quel par le fait d'être toujours un peu en avance sur soi-même. Ainsi, la structure de mon désir est celle du retour du sens à lui différemment-mais-intégralement, une espèce de fuite en avant réinventant sa direction à tout moment sans jamais déchirer le tissu délicat de sa continuité dans l'anticipation. Se trouver en état de désir (et se perdre en même temps) c'est se voir ressentir, sans pour autant que cette trouvaille et cette perte n'impliquent la lourdeur indiquée dans des termes tels que surprise et deuil.

Nous prenons en considération les effets du sens comme intrication expériençable telle qu'avancée par Merleau Ponty ainsi que les autres apports de la phénoménologie. Pour Merleau-Ponty, la perception est la médiation chiasmatique entre des éléments phénoménalement réels d'existence et l'élément monde, la communication irréductible entre un intérieur et un extérieur. Loin de nous l'idée de penser l'articulation de la trace, perceptible des cinq sens, comme la rencontre subjetivobjective ou comme l'assimilation d'une entité phénoménale avec sa propre contribution sémiologique supposée.

La co-existence des traces les unes avec les autres n'est pas une médiation ou rencontre de signes ou de corps phénoménaux, ce n'est pas non plus la tension ou la résistance entre des singuliers post-phénoménologiques, une façon d'étre-avec en étant-surpris. Quand on parle de sens à l'articulation imbécile, il est plus correct de dire d'un élément d'expérience qu'il GENERE implicitement un autre élément qui l'efface que de dire de celui-ci qu'il est SURPRIS ou DERANGE par cet effacement. Comprendre sur quoi repose fondamentalement la dynamique sociale revient en fait à se faire ramener toujours et encore de façon différente mais intriquée, vers le double geste de l'instance du sens. L'apport éthique d'une pensée déconstructive ne se trouverait pas dans l'encouragement d'un espoir d'émancipation de schèmes répressifs mais plutôt dans la tension minimale démontrée et inhérente au désir si profondément doux comparé à l'ardeur issue de la rhétorique du schéma et des signes en stade de dispersion violente.

Cette tension minimale émergeant de l'origine bifurquée comme radicalement mobile et intime justifierait qu'une intervention sur le site d'une tentative sociale se présentât comme la continuation dans la différence de ce qui est déjà un mouvement auto-transformateur continu, si ce n'est laborieux, et qui fonctionne dès l'intérieur des systèmes de pouvoir même les plus rigides et à tous les niveaux. Une telle intervention déconstructive ne dépendrait pas de la contrainte d'une culture à sortir d'une stagnation mais bien à re-joindre ces pouvoirs, à participer autrement à leur mouvement hétérogène et interne, dans sa transformation-extension, d'individu à individu, de moment à moment et de sens à sens. Sachant cela, on traitera la définition de l'histoire par Derrida comme étant "un champ de forces conflictuelles" avec prudence ainsi que les implications de ces commentaires :

« ...Pour changer quelque chose au sein d'une corporation, il faut parfois l'intervention d'un pouvoir externe qui délie la situation. Parfois, et spécialement actuellement en France, les courants philosophiques ne font que se reproduire constamment et sans aucune intervention de l'état ou de quelqu'un du dehors, cela continuera pendant des siècles sans que rien de nouveau ne soit accepté. Et je suis sûr que si l'on n'imposait aux philosophes l'obligation de nommer quelqu'un qui soit totalement étranger à leur école de pensée, rien ne changerait pour des siècles à venir. » (OHP36).

Etant donné que l'articulation de la différance chez Derrida est de l'ordre de la déstabilisation du concept même d'identité itérable, nous ne pensons pas qu'il suggère qu'il puisse y avoir une répétition "pure" d'un programme quelconque en l'état actuel de la philosophie française institutionnalisée, ou à l'égard de tout autre analyse historique. D'abord, il reconnaît qu'une formation culturelle dominante se constituerait non pas comme simple essence mais plutôt en tant que champs de forces hétérogènes relativement réunies et constamment en mouvement.

Il n'y aurait pas d'accord parfait, seulement relatif, parmi les participants à tout système normatif en ce qui concerne ce qui doit être exclu ou opposé à ce système. De plus, si une formation culturelle hégémonique fonctionne (différemment pour chaque participant) en "imposant une force dominante par l'exclusion", c'est le cas aussi que "ce rejet laisse des traces (plus ou moins déférées) qu'il serait hâtif de voir comme seulement négatives ou stériles. »(PT45). Cette dernière remarque suggère que Derrida accepte le mouvement transformatif comme implicite au sein de la notion la plus pure de status quo. Ainsi considérée, son explication de l'histoire en tant que "forces conflictuelles" se réfère à nouveau à la dynamique fondamentale de la différance en tant que force de dislocation opérant afin d'empêcher toute signification de jamais se figer dans sa totalité autopréservante d'une minute à l'autre.

Néanmoins, il est important de remettre en question l'utilité d'un langage ayant recours à l'intervention "résistante" ou "forcée" dans des régions du pouvoir censées être engorgées alors que le tissu radical, subliminal et subversif de la continuité-nouveauté fonctionne déjà de l'intérieur dans ces communautés afin de conserver l'expérience mobile. Même au sein d'une communauté de pensée ou d'une institution de pouvoir la plus supposément fondationnaliste ou fondamentaliste, chaque individu singulier refait cela différemment à chaque moment d'expérience : il réaffirme les soit-disant normes et lois de cette communauté, et trouve sa propre intention qui se devance subtilement de l'intérieur dans l'instant de son affirmation.

A partir de cette relation mobile et intriquée des individus par rapport à une institution culturelle particulière, et surtout par rapport à eux-mêmes de moment à moment, on ne peut en fait localiser de pratique institutionnelle, et ce en dépit de la rigidité intentionnelle des lois qui gouvernent sa science des programmes et qui ne peu se résumer à une re-formulation subtile et continuelle (ou une re-signification pour être plus exact) pour chaque individu et à chaque instant, comme un dépassement de soi moins-que-conflictuel.
Un choix, une loi, un système fondamental est toujours, pour chaque individu et à tout moment, ré-affirmé de manière différente, comme le transit ou la fuite en avant de quelque chose qui à tout instant est moins-qu'un-système.

Dès lors, Derrida pourrait accepter l'idée que la science des programmes, le système, la répétition institutionnelle et les normes ne signifient en fait jamais rien d'autre que les termes d'un langage choisi par des individus qui, par l'utilisation de ces termes, multiplient leurs sens immédiatement et inconsciemment (dans un mouvement référentiel d'éléments moins-que-schématiques). Aussi, en essayant de s'opposer dialectiquement au point de vue, ce "retour reproduit et confirme ce contre quoi il s'est battu par inversion"(PT84). On pourrait garder l'impression générale que l'on reste enchaîné à ce système de pensée que l'on veut pourtant dépasser, dialectiquement ou autrement, "une bonne fois pour toutes". Mais si l'on regarde de plus près, il est clair que son opposition à une certaine école de pensée exprime une transition transformative subtile dans sa relation propre à celle qui fait que l'on s'y attache par esprit de contradiction.
La foi que d'aucuns ont pour le règne du concept ne pourrait geler sa mutabilité mais le changerait en un mouvement laborieux et polarisant. C'est seulement dans ce sens relatif que toute pensée fondamentale peut être considérée comme répressive ou paralysée.

Si un évènement de sens est de l'ordre du transit sans schéma, si le désir est de l'ordre de la motion interne sans relais, quelle est l'utilité d'une éthique ? Si notre désir ne se projette pas dans le temps en tant que contenu auto-identifiable et n'a à aucun moment recours à l'intégrité de la transitivité des normes, formes, configurations, alors pouvons-nous trouver des régions de plus ou moins grande violence ou injustice culturelle dans le monde ?
Parce que la différance n'est pas seulement un jeu de traces internes mais aussi un rapport inter-traces, la singularité complète de chaque moment parle simultanément aux aventures politico-ethiques variables que forme notre expérience de moment à moment.

Venant s'ajouter au jeu éthique toujours ambivalent et qui marque chaque évènement de son double EN soi, on pourrait créer des distinctions éthiques, locales, contextuelles et contingentes entre des scénarios relationnels interrupteurs plus ou moins contraignants à l'intérieur des cultures littéraires, philosophiques et politiques. Il y aurait plus ou moins d'individus simples (et des communautés seulement indirectes) au point que nos expériences de ces textualités, rendues et jugées de moment à moment de façon ré-inventive, d'individu à individu, seraient plus ou moins affamées de déconstruction, mais sans qu'il y ait moyen de produire une descendance ou un héritage d'une décadence éthique, et sans que jamais il n'y ait moyen de trouver un instant schématique d'Existence transitive. Ce n'est pas comme si le mouvement de la déconstruction se prenait pour meilleur que le texte qu'il remet en question de façon formelle mais il intervient plutôt pour accélérer l'efficacité et l'impact du texte qui se déconstruit lui-même déjà de manière naïve, lugubre et définitive.

Ce que l'approche déconstructive a l'air de remettre en question n'est pas tant une conception réalisée de la totalité mais son accaparement. On résiste, c'est à dire on transforme les conséquences de la foi illusoire en des dogmes conceptuels, en science des programmes, en normes et configurations. Et quelles sont ces conséquences ? Même si la croyance en une répétition purement conceptuelle et même en la stase éphémère du schème est un fantasme, ceux qui croient à cet idéal suspectent et résistent assez violemment toute affirmation mettant en doute son hégémonie présumée. L'immense variété de la pensée qui dépend des myriades de sortes et de degrés de tyrannie du concept, des systèmes de programmes, de la présence-à-soi du sujet intentionné, est en tous cas une pensée décentralisatrice interne qui pourrait se définir par l'appauvrissement relatif du momentum expérientiel, mais jamais par une véritable absence de mouvement.