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Les yeux du gladiateur

Les yeux pénétrants de Maurice Richard ne croiseront plus jamais les nôtres.

Ce sont ces yeux-là qui lui ont permis en partie d'entrer dans la légende. Quand il était sur la glace, son regard mitrailleur intimidait ses opposants.
C'était même devenu un atout majeur dans son jeu. Ce regard de fauve lui permettait de déstabiliser ses adversaires.
Le Rocket s'est endormi à jamais. Seule la mort pouvait laisser sur ce visage d'éternel combattant une image imprégnée de calme et de totale sérénité.
Que d'histoires on a racontées au sujet de ce regard qui nous laissait parfois avec la vague impression d'être fouillé jusqu'au fond de l'âme.
On ressentait même une certaine gêne quand Richard nous adressait la parole. L'oeil était déterminé, le ton sec, les observations tranchantes. On n'avait surtout pas le goût de répliquer quand un peu bougon, il nous adressait le plus banal des reproches.
En nous regardant dans les yeux, on aurait dit qu'il cherchait également à gagner cette partie-là. Qui des deux allaient baisser les yeux le premier? Ce n'était jamais lui, évidemment.
Qui sait, c'est peut-être avec ces yeux-là qu'il a fait la conquête de Lucille Nochet, la femme qu'il a aimée jusqu'à sa mort, plus d'un demi-siècle après la demande en mariage qu'il lui avait faite alors qu'elle n'avait que 17 ans.
Il est aussi très possible que Sonia Raymond, qui l'a accompagné durant ses dernières années parsemées de bonheur et de souffrance, ait été conquise par le même regard. Ils avaient une bonne dose de charme, ces yeux-là.
On a tendance à faire confiance à un être qui a le regard aussi franc parce que ses yeux traduisent ce qu'il est vraiment, un homme droit, honnête et parfois capable d'une franchise brutale.
Richard n'aurait pas gagné des prix en diplomatie. Il disait les choses comme il les voyait, sans gant de velours, sans le moindre détour.

Il semait la crainte

Le Rocket n'a jamais prétendu être le meilleur. Il n'a jamais dit qu'il avait tous les talents. Cependant, il avait un outil que personne ne possédait: un regard affolant qui creusait à lui seul des brèches dans la défense ennemie.
Son coéquipier Ray Getliffe, le premier à l'avoir baptisé le Rocket, l'a d'ailleurs fort bien exprimé.
"Quand j'étais sur la glace en même temps que lui et que je le voyais foncer avec ce regard-là, j'aurais voulu sauter par-dessus la bande pour m'enlever de son chemin, a-t-il dit. Pouvez-vous imaginer ce que l'adversaire ressentait?"
Wayne Gretzky a eu besoin de Dave Semenko pour lui procurer plus d'espace sur la glace. On a greffé John Ferguson à Jean Béliveau pour voir à ce qu'il puisse travailler en paix.
Le Rocket, lui, comptait sur ses yeux pour pouvoir... respirer.
"Quand Maurice Richard se mettait en marche, ses yeux brillaient comme des lumières, a déjà indiqué l'ex-directeur général Frank Selke. Les gardiens de but les imaginaient comme les phares d'une automobile fonçant ver eux dans la nuit."
En somme, le Rocket était intimidant parce qu'on ne savait jamais s'il allait contourner l'adversaire ou s'il allait lui passer sur le corps.

Un porte-drapeau

Plusieurs de ses rivaux ont déjà révélé qu'il était difficile de soutenir son regard sans être parcouru par un léger frisson.
Jacques Plante, qui patinait quotidiennement avec lui, n'avait pas de mal à comprendre ce que pouvaient ressentir ses confrères gardiens de but.
Selon lui, plus Richard patinait rapidement, plus il s'approchait du filet et plus ses yeux s'agrandissaient. IL ne clignait jamais de l'oeil. On aurait dit des billes prêtes à exploser dans leurs orbites.
Le Rocket a été profondément aimé parce que le peuple qu'il représentait se reconnaissait dans ce géant pour lequel une sortie était une affaire sans lendemain.
Quand on s'accrochait à son chandail, c'est tout le Québec qui se sentait lésé dans ses mouvements.
Quand on le rouait de coups, les Québécois avaient mal.
Quand les autorités de la Ligue nationale le punissaient sévèrement, c'est toute la province qui se croyait victime d'une injustice.
Avec le temps, il a hérité d'une lourde mission. Richard s'est senti dans l'obligation de pousser la rondelle d'une main tout en transportant le drapeau fleurdelisé de l'autre.
En cette période de deuil, n'accordez pas la moindre importance à ses 544 buts, à ses 50 buts en 50 parties ou à ses 82 buts durant les séries.
Les chiffres ne diront jamais vraiment ce que Maurice Richard a représenté. Il faut se souvenir de lui pour la façon avec laquelle il a marqué ses buts, pour son flair inné pour l'élément spectaculaire et pour son extraordinaire leadership.
Quand le Canadien avait besoin d'être transporté, Richard lui offrait ses épaules. Si l'équipe avait besoin d'un but gagnant, il bûchait jusqu'à ce qu'il l'obtienne.

Pas un moment triste

Le Rocket est sans doute parti avec la conviction d'avoir accompli tout ce qu'il était humainement possible de réaliser pour satisfaire ses admirateurs. Les Québécois le lui ont bien rendu en le faisant crouler sous les ovations à un âge où les gens sombrent souvent dans l'oubli.
Son départ n'est pas un événement triste en soi. C'est l'occasion ultime de lui rendre un hommage chaleureux. C'est le moment de lui rappeler une autre fois à quel point on a apprécié ce qu'il nous a donné. À quel point il nous a fait chaud au coeur en acceptant de souffrir pour que le spectacle s'éternise certains soirs
Le Rocket n'a pas à s'inquiéter. Il sera toujours reconnu comme le Babe Ruth du hockey.
Babe Ruth a depuis longtemps fait la preuve que les monuments résistent à l'usure du temps.

Bertand Raymond
Cahier-souvenir (Journal de Montréal)
mai 2000