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Le vent qui patine...

Quand il lance, l'Amérique hurle. Quand il compte, les sourds entendent.
Quand il est puni, les lignes téléphoniques sautent.
Quand il passe, les recrues rêvent. C'est le vent qui patine.
C'est tout le Québec debout. Qui fait peur et qui vit.
-Félix Leclerc

Maurice Richard était le seul joueur dont mon père connaissait le nom. Cet immigrant italien n'avait pourtant rien à faire du hockey, ni de la glace, ni du froid. Ses préoccupations, disons, étaient ailleurs. Ses plaisirs aussi. Mais il connaissait Maurice Richard; l'homme, le héros était porté par sa réputation, par son aura. Déjà.
Moi, j'étais petit gars. Bien sûr, je le connaissais aussi. Et comme tous les ti-culs, je l'aimais. Tellement, que je voulais être lui. M'appeler Nuevo, Franco, être fils d'italiens, me faire traiter bêtement de wops par les gamins du coin, à une époque où, au Québec, l'Italie ne jouissait pas encore de lettres de noblesse, ne changeait rien. Je voulais être lui. Nous voulions tous être lui.
À la maison, le samedi soir, sur notre poste en noir et blanc, nous ne regardions pas le hockey. Je descendais donc, au deuxième, par l'arrière, par le vieil escalier. C'était après le souper. Après avoir pris soin d'enfiler mon pyjama de flanelle illustré d'images du Canadien, j'arrivais ainsi chez les voisins. Les Duval, par leur générosité, sont devenus au fil des ans la famille élargie que je n'avais pas. Il y avait là toujours beaucoup de monde, mon oncle Marcel, ma tante Lilly, leurs frères, leurs soeurs qui étaient aussi mes oncles, mes tantes; bien plus que des amis.
Dans la cuisine les femmes étaient attablées, à jaser, à boire du café. Je ne m'y arrêtais pas. J'étais pressé, pressé d'arriver au salon où les hommes de la maison, souvent en chemise blanche, la cravate détachée, étaient rassemblés. Il y avait toujours beaucoup de fumée. C'était encore bien vu. Il y avait aussi de la bière, de la Dow, en bouteille. Je ne me souviens plus si elles étaient déjà, alors, trapues et dodues. Sans faire trop de bruit, je m'assoyais, j'écoutais, j'observais. Par moments, comme tout le monde, je criais. Un rituel. J'étais le petit homme, le "garçon de salon" de l'oncle Marcel.
Et, à cette époque où il n'y avait que six équipes dans une ligue de vrai hockey, nous regardions "le vent patiner". Le Québec, fier, dans son sillage volait, s'identifiait, se laissait volontiers aspirer.
Le lendemain, comme tous les ti-culs, après l'avoir sorti du tiroir où mamina l'avait rangé, j'enfilais mon chandail rouge du Canadien en m'assurant que le numéro 9, cousu main, dans le dos était toujours bien à sa place. Je mettais ma tuque. Je sautais dans mes patins. J'attrapais mes mitaines, mon bâton, ma rondelle et je descendais périlleusement l'escalier. Sur des lames qui avaient grand besoin d'être aiguisées, je glissais sur le trottoir enneigé, pas tout à fait déblayé, jusqu'à la patinoire, de l'école. Il y avait là déjà beaucoup de copains, eux aussi arborant fièrement le numéro 9 sur leur chandail du Canadien.
Après avoir poussé et gratté la neige de la patinoire, armé de trop larges pelles comme des petits soldats d'un escadron du froid, on formait les équipes, on se mettait à jouer.
Sur la glace, il n'y avait que des numéros 9. Nous étions tous des Rocket; à crier, à patiner, à vouloir compter. On y croyait. Comme les autres, je voulais être lui. Nous voulions tous être lui.
C'est incroyable ce qu'un homme peut réveiller d'images passées. Même mort, il ne pourra être oublié. Pas tant que, n'allez pas croire, à cause de ses talents, de son sport, du hockey. Plutôt parce qu'il a vécu debout, sans jamais s'agenouiller.

Franco Nuovo
Cahier-souvenir (Journal de Montréal)
mai 2000