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[…] rédigé à son intention. Le jeudi 5 septembre 1996, j'avais rencontré une nouvelle fois le général dans sa tanière clandestine. Et le lendemain, vendredi 6, un magistrat m'avait organisé un entretien avec l'expert en informatique commis dans l'affaire Saincené.

Les consignes de prudence du général s'étant faites encore plus précises avant mon départ, un ami policier m'avait "pris en charge" à Marseille. Selon le galonné, mes deux derniers articles sur l'affaire Piat-Saincené avaient fortement déplu à l'Encornet et consorts et des "mesures" avaient été envisagées pour leur épargner d'en lire davantage. Le général m'avait même conseillé de réserver une voiture chez Hertz par Air Inter et d'en louer une chez Avis en débarquant à Marignane. Le mieux, à l'en croire, étant encore de réserver une place d'avion et de prendre le train. "Il y a un contrat sur vous, Rougeot! m'avait-il annoncé carrément. Ce n'est pas que vous représentiez grand-chose, mais on ne tient tout de même pas à vous perdre. On se sent engagés envers vous... " Brave général. Un "contrat" sur moi, je n'arrivais pas à y croire. En France, on ne flingue pas les journalistes, et je le lui avais plusieurs fois fait remarquer. " Ça n'en empéche pas certains de mourir avant l’age de la retraite... ", avait-il simplement commenté.

Le lendemain, je m'étais donc rendu au tribunal où l'expert judiciaire m'avait, à son tour, vivement déconseillé de poursuivre mes investigations. "je vous implore de décrocher, monsieur Rougeot! Ils vont vous tuer!" Ne croyant ni au Paradis ni à l'Enfer, j'estime ne pas avoir grand-chose à redouter d'un passage dans l'Au-delà, et j'avais une fois de plus pris à la rigolade cette nouvelle mise en garde. Excédé par mon insouciance, l'expert m'avait alors averti : " Oubliez tout ça, le temps n’est pas venu d'en parler. C est une affaire d’état. Vous vous attaquez à deux ministres de la République. Ils ont tué Piat et les Saincené, ne l'oubliez pas. Pour eux, un journaliste n'est rien. Vous êtes trop jeune pour mourir. Et vous mettez aussi en jeu la vie du magistrat qui nous reçoit, et des juges."

Une heure trente plus tard, l'expert avait toujours autant la trouille, et pas seulement pour ma santé. Quant à notre hôte magistrat, ses yeux s'étaient arrondis comme des boules de billard à mesure que les minutes s'écoulaient. La veille au soir, nous avions dîné ensemble et je lui avais raconté la même histoire. Il avait suivi mon récit avec une lueur d'amusement dans les yeux, sans croire un mot de la version militaire de l'affaire relayée par un journaliste un peu ébloui par les barbouzes qu'il fréquente. Mais là, c'était paroles d'expert...

L'entretien avait pourtant failli tourner court. À mon arrivée au palais de justice, le magistrat était occupé et une secrétaire m’avait désigné un vieil homme sagement assis dans le couloir, une grosse serviette de cuir noir fatigué à ses pieds. J'étais donc allé lui dire que j'étais la deuxième personne du rendez-vous.

- Vous devez faire erreur, monsieur. J'ai été convoqué à 15 heures et je n'ai rendez-vous avec personne d'autre que le magistrat.

- Si. Avec moi. Il vous a demandé de venir pour que nous nous rencontrions.

- Mais qui êtes-vous, monsieur?

- André Rougeot, du Canard enchaîné.

Je n’avais pas dit: "Haut les mains!" mais c'était tout comme. L'expert avait bondi de sa chaise. Son teint avait rosi et un éclair de colère avait traversé son regard bleu.

- Mais monsieur, je n'ai rien à vous dire! Je ne vous adresse pas la parole! Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous avez écrit? Vous mettez en cause la vie des gens! je suis accrédité secret-défense et je vais le rappeler au magistrat! avait-il conclu en rajustant d'un geste brusque la mèche de cheveux blancs aux reflets filasse tombée sur son front.

J'avais eu envie de répondre que le général était, lui aussi, accrédité secret-défense et qu'il ne faisait pas tant de chichis avec moi. Mais l'expert plaisantait-il? Souvent, les interlocuteurs des journalistes du Canard se croient obligés de faire de l'humour. Toutefois, lui ne semblait pas sacrifier au rituel. Il ne doit pas être du genre à perdre son temps en balivernes, d'après le portrait que m'en avait fait le magistrat : d'une intelligence exceptionnelle, il collectionne les doctorats et a été directeur de cabinet d'un grand résistant longtemps ministre du général de Gaulle. Le genre de personnage qui force le respect et mériterait une mention dans le Who’s Who si des médiocres comme l'Encornet, Trottinette et leurs semblables n'y prenaient pas autant de place.

Dans le bureau du magistrat, à peine posé sur le bord d'un fauteuil usé, l'expert se lance dans la tirade promise.

- je tenais à vous dire que je suis outré d'avoir été mis en présence de ce monsieur, déclaratif en me désignant d'un geste retenu. je suis tenu au secret-défense et, bien qu'il me paraisse au demeurant sympathique, je ne peux rien dire en présence de cet homme.

Le magistrat avait laissé l'expert exprimer son réel courroux puis avait expliqué calmement, en croisant et décroisant les doigts :

- Il y a deux ans, vous m'aviez expliqué que vous pouviez reconstituer cinq niveaux de mémoire effacée de l'ordinateur des Saincené, mais que le juge Guémas ne l'avait pas souhaité, estimant l'expertise trop coûteuse. J'ai donc trouvé intéressant de vous faire rencontrer M. Rougeot, ses informateurs de la DRM lui ayant affirmé qu'ils avaient réalisé cette recherche. Il semble qu'ils aient fait des découvertes très intéressantes.

Le savant s'était trémoussé sur son fauteuil et, l'air outré, avait explosé.

- C'est impossible! Ils n'ont pas pu le faire! Ils n'avaient pas le disque dur!

J'avais expliqué l'histoire de la mémoire morte, implantée dans l'ordinateur à un emplacement où personne ne penserait la chercher. J'y avais ajouté quelques détails confidentiels que l’accrédite secret-défense devait pouvoir entendre, mais il n'en démordait pas : il était impossible de récupérer cinq niveaux de mémoire sans travailler sur le disque dur. J'allais lui dire que, dans ce cas, les barbouzes de la DRM lui avaient probablement piqué un double de son rapport quand il déclara en avalant sa salive :

- Moi je l'ai fait! J'ai sorti les cinq niveaux de mémoire. Ce que j'ai découvert est une affaire d'État! J'ai été obligé de rédiger un rapport pour la justice, et je l'ai remis en mains propres à un magistrat de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. Il en a fait ce qu'il a voulu... Mais, monsieur Rougeot, je vous supplie de ne plus penser à ce dossier. C'est trop dangereux. Il y a plein d'autres sujets pour vous exprimer. Parlez des gens qui font de belles choses.

- C'est trop dangereux pourquoi? demanda par réflexe le magistrat.

Une heure durant, l'expert expliqua ses "découvertes". Pourquoi il était dangereux de travailler sur ce dossier. Qui était dangereux. Quel rôle avaient joué l'Encornet, Trottinette et d'autres dans cette affaire. Qui avait payé quoi, à qui et où. Ce qu'avaient découvert Yann Piat et les frères Saincené. Il précisa qu'il avait mis un double de son rapport en lieu sûr. je m'étais bien gardé de poser la moindre question, pour ne pas risquer d'interrompre son récit. Mais, visiblement, il soulageait sa conscience et cela lui faisait du bien. Finalement, il n'apportait aucune information de plus que le général. Sauf le nom du tireur de la seconde équipe, un ancien des commandos Delta de l'OAS. Ce nom m'avait d'ailleurs été communiqué par un interlocuteur anonyme, qui m'avait téléphoné au journal après la parution de chacun de mes deux articles. […]

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