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[…] Trois couverts sur la table. Le général et madame attendaient un convive et je tombe comme un cheveu sur la soupe. Ça la fiche mal.

- Vous prenez un apéritif, monsieur? demande la générale.

- Non, merci. Mais je veux bien un verre d'eau...

- Moi aussi, ajoute son mari.

Et nous trinquons à la Badoit.

- Vous déjeunez avec nous, décide le militaire. Mais comme vous n'avez pas téléphoné pour annoncer votre arrivée, ce sera à la fortune du pot. Sinon, je vous aurais préparé un civet au sang.

- J'ai essayé d'appeler quatre fois depuis l'aéroport, mais votre ligne était toujours occupée.

- C'est étonnant. Nous n'avons pas bougé de la maison et personne n'a téléphoné.

Madame élucide le mystère: elle a débranché pour avoir la paix.

Nous passons à table. Personne ne vient. Le troisième couvert m'était destiné. Transmission de pensée, sans doute. Dès le hors-d’œuvre, le général m'explique la raison de son installation dans le Var, en 1983.

- je suis arrivé au mois de novembre. Sur ordre, évidemment. J'avais une couverture de directeur administratif dans une société dont je ne vous parlerai pas. Ma mission était toute bête : prendre la suite d'un collègue à la tète d'une équipe de dix hommes. Notre travail consistait à surveiller les hommes politiques ayant des installations militaires sur le territoire de leur commune, à surveiller les relations des syndicalistes des arsenaux, à surveiller les fournisseurs des armées et leurs fréquentations. Bref, à être les oreilles dans les murs... je me suis retrouvé avec beaucoup de gros dossiers sur les bras. Le premier, c'était l'affaire Édouard Soldani, maire socialiste de Draguignan et prédécesseur d'Arreckx à la présidence du Conseil général. Cinq jours avant l'attentat dont il a été victime, j'avais appris qu'il allait être déglingué. Pas tué, déglingué. Amoché, quoi. Mais je ne savais ni quand ni où. J'ai fait remonter l'information, mais cela n'a servi à rien. Soldani s'est fait tirer dessus. Avec des chevrotines spéciales à chaînette. Des cartouches difficiles à trouver en France. L'enquête a été bâclée, inutile de le dire.

Ce serait peut-être bien de le dire quand même... je vous l'ai déjà dit au téléphone: ceux qui ont tiré sur lui ont aussi été chargés de l'enquête.

J'écarquille les yeux.

- Ne me regardez pas comme ça!

- Vous vous rendez compte de ce que vous dites?

- je vous dis que Soldani s'est fait tirer dessus par des gendarmes. Et que des gendarmes, pas les mêmes, bien sûr, ont mené l'enquête. Soldani a baissé la vitre de sa voiture pour parler avec ses agresseurs. C'est qu'il les connaissait. Le tireur était très près de lui. À moins d'un mètre. La charge de chevrotines a eu un effet de balle. Elle n'a produit qu'un seul impact.

Le général avale une gorgée d'eau minérale et reprend son récit quand je l'interromps.

- Je peux vous enregistrer? je n'arrive pas à noter tous les détails de ce que vous relatez.

- Si vous voulez. Vous couperez lorsque je vous le dirai.

Quand j'installe mon magnétophone, le chien Marquis se met à aboyer comme un chef de meute.

- Silence, Kiki! Il est con, ton chien! dit le général à sa femme. Il faut dire qu'il n'a jamais vu un magnétophone. Ici, on reçoit des gens qui travaillent plutôt avec leur cerveau...

Prends ça dans les dents, Rougeot...

- Pour bien comprendre ce qui se passe dans le Var, reprend-il, il faut remonter à cet attentat. Et à la tuerie d'Auriol, pour savoir qui sont les exécutants. Car les assassins de la famille Massé, les agresseurs de Soldani, les assassins de Piat et des Saincené, ont tous été recrutés dans le même milieu. Il s'agît d’anciens des commandos Delta de l'OAS, des fachos qui assassinaient en métropole et en Algérie pendant la guerre. On en retrouve beaucoup qui font aujourd'hui les clowns dans des ordres de chevalerie plus ou moins bidons, chez les Templiers, auxquels appartenaient les frères Saincené, ou à l'ordre du Temple solaire. Autre élément capital pour comprendre ce qui se passe dans ce département, et plus généralement dans la région : les sectes.

- Comment voulez-vous que je m'y retrouve dans ce fourre-tout?

- Si vous voulez suivre, il faut faire marcher vos neurones. Vous en avez, au moins?

- Mon général, un peu de respect! N'oubliez pas que quatorze grades nous séparent!

Le général sourit... de contentement. On ne doit pas souvent lui parler sur ce ton.

- La ville et le département passent du PS au PR. Revenons à Soldani. Après sa blessure, il abandonne des mandats. Arreckx lui succède à la présidence du Conseil général, et un proche de Médecin devient maire d'une grande ville. Cet homme a été bombardé à cette mairie afin de chauffer la place de l'Encornet, programmé par ses amis de la Mafia pour prendre le département, d'abord, et s'élever ensuite le plus haut possible. Selon le schéma italien. Il y avait déjà quelques années qu’il flirtait avec la famille de Corleone, et les gens de la Mafia le jugeaient même apte à partir à la conquête de l’Elysée! Ils l'ont d’ailleurs aidé à se constituer un trésor de guerre pour faire sa campagne. Mais il a été arrêté dans son élan...

- Il ne serait pas parvenu à l’Elysée.

- Vous croyez ça? Vous avez oublié jusqu'à quel niveau de l'État italien la Mafia a été capable d'infiltrer ses hommes. Et notre Encornet a réussi une assez belle ascension, non? […]

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